Xavier Girard, principe, 1991

L’exposé des nymphes par Xavier Girard
In « principe », catalogue de l’exposition « principe »
Galerie Edouard Manet, Gennevilliers, 1991

Blotti entre les murs d’une pièce aux « carreaux bombés par des rêves intérieurs », Mallarmé conclut un jour : « Si quelque plumage avait jamais frotté ces parois, ce ne pouvait être que les plumes de génies d’une espèce intermédiaire soucieuse de réunir toute poussière en un lieu spécial ». Ainsi en conviennent les peintres qui s’ingénient à coaguler toutes sortes de poudres jusque là séparées dans le seul dessein de les fondre en ce lieu spécial qu’ils ont élu pour territoire.

Les œuvres de Philippe Lepeut naissent d’une telle insinuation. Elles qualifient d’abord l’étendue d’une substance qu’on devine, en son origine, éparse, volatile, antérieure à l’espace dans lequel la peinture viendra l’engommer. Tel est le premier des quatre principes qu’il expose aujourd’hui.

La peinture est d’abord cette « poussière allumée » (Jaccottet), déposée en surface, cette fine écume dissipée par l’estran et balayée de nuages ou bien encore ce scintillement de particules dont l’éclat viendra s’imprimer sur la soie du papier. Elle n’est donc pas un recouvrement mais affleurement. A mi-chemin entre les pollens ou les plumes mallarméennes et les fluides qui, s’épaississant, lui donneront sa consistance.

Ses premiers « états » sous la forme de taches et de points mêlés qui évoquent une voie lactée aux foyers dérivants. Trois versions se succèderont composées de 32 intermèdes présentés dans leur exacte chronologie. Chaque nouvelle coulée reproduit le suspend d’un monotype, sa matière imbibée de couleurs oléifiantes. Corps lymphatiques, veinés d’éclats bleus, rouges ou jaunes devenus filons et remous ondoyants, la feuille de papier n’est pas une surface, mais un lieu sédimentaire composé de translucidité accumulée. La couleur, dès lors, s’échange en coloration. Elle vient ici doucement mousser ainsi que « l’édredon rose crevette » aperçu en une « place élue » du lit de Van Gogh par Artaud. De même que l’eau de la grotte fait s’écouler vers nous, dans son immanence diaphane, le « blanc couple nageur » de Mallarmé, l’afflux coloré nous invite à pressentir, sous les rouges, le rougissement de la chair, et sous les céruleum liquides, l’ « azur trempé » des nuages virescents de Véronèse.

A travers cette succession de ciels ou de nymphes se dévoile à nous, plus encore qu’un « principe de corps », la notion d’incorporation que Georges Didi-Huberman interrogera sous les espèces de l’incarnat.

La « rosée pourpre » décrite par Balzac dans le chef d’œuvre inconnu se dépose ici en pluie de couleurs affleurantes. On y verra l’emblème de ces coloris oscillants entre surface et profondeur qui prodiguaient dans la peinture des maîtres anciens la clarté exquise de la peau. L’incarnat des Nymphes reposait ainsi sur un principe d’indétermination délicieuse entre le dépôt des pigments et leur plan de consistance.

Les Transferts, un ensemble de « dix fragments photographiques transférés sur résine de moulage au cobalt » comme le précise P. Lepeut, renvoient à la déclaration d’une autre équivoque. Les cercles décrits à la surface de l’eau apparaissent sous la couche, en ce lieu indécidable que le peintre assigne habituellement à la chair. Par ce dispositif, P. Lepeut nous incite à apercevoir dans son principe même ce que Jean Clay désigne sous le nom de subjectile : littéralement qui est placé au dessous, ce qui est, pour l’écrivain, littéralement sous la langue et qui, pour le peintre, ne cesse précisément de faire surface en gagnant l’étendue entière du tableau. Dès lors, la lumière ne vient plus se poser sur un épiderme mais paraît émaner de l’intérieur même du subjectile, depuis ce dedans coagulé où se perd, en même temps que l’impact du jet, la mesure tremblante du lanceur.

Comme il le fit pour l’exposé de son premier principe, P. Lepeut isole les états successifs de ces petits pans de surfaces à demi immergés en une suite de phototypes. Cette itération ne génère pas de rythme ou de composition particulière mais affirme, en la répétant, l’opération elle-même. Il nous faut noter que le principe exposé ici d’une surface à la fois captive et hors de prise, comparable à un bloc translucide de lumière coagulée, trouve son écho dans l’impossibilité de décider quelle projection revient au peintre, quel est ici son point de vue. On pourrait parler à ce propos d’une expérience de réversion. L’œuvre n’est plus une projection mais l’insinuation d’une réalité qui nous est découverte depuis les fonds qu’elle fait advenir à nos yeux.

Loin de se projeter sur une surface, l’œuvre s’imagine comme une sorte de remontée depuis cette étendue à peine touchée dont elle raconte l’épiphanie superficielle.

Après avoir exposé son affleurement (la peinture comme dépôt liquide), et son Transfert (la peinture comme subjectile, émanation d’un dessous) qui faisaient appel dans les deux cas au bain et à sa valeur fantasmante (Grandes nymphes), P. Lepeut expose à travers ses Dessiccations un troisième principe.

L’œuvre s’attache ici aux sédimentations de la couche picturale. Elle indique sa consistance particulière sous la forme d’une accumulation lente, d’une congélation ou d’une coalescence qui constituent la tenue de chacun de ces blocs. Les grains affleurant les nappes englouties sont désormais intérieurement accolés après que le temps nécessaire à leur dessiccation (indiqué sur chaque cartel) les eut réunis en une même substance comme si l’opération avait achevé de les transformer en une pâte onctueuse afin d’y inventer une icône substantielle de la peau. Mais cette peau demeure, en même temps, une substance hétérogène, un « polypier » dont P. Lepeut prend soin de nous montrer l’épaisseur, exposant chacun de ces blocs, légèrement infléchis, à distance du mur, nous permettant ainsi d’apercevoir leur tranche, mais aussi l’armature qui les soutient, la pièce de métal qui, littéralement, les montre comme on l’eût fait d’une mæstra .

P. Lepeut rejoindrait ainsi la rêverie proustienne d’une matière composée de « couleurs de substances diverses devenues translucides dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flammes où il est engainé ».

Les principes exposé et comme englobés par l’exposition, P. Lepeut cherchera à atteindre, par delà cette sous-jacence rêvée, un déploiement comparable à l’étang des Grandes nymphes. Il prendra l’aspect, en son quatrième énoncé, d’un Nuage déplié en nymphe, l’image numérique ayant pris le relais des bains ou des transferts encore attachés à la fabrication.

La photographie de nuage, dépliée à l’infini potentiel des points, fonctionne ici, comme le note Hubert Damisch, à propos de Egale infini de Klee : « en deça de toute saisie possible d’une figure sur un fond, comme l’équivalent dans le registre mathématique d’un infini-point ou d’un transfini, comme son équivalent et non comme son image ou symbole ». Par dela les déterminations, fussent-elles numériques de la surface peinte, s’anime un espace imaginaire qui est celui du dépliement. Entre les principes du sec et du trempé, du coagulé et du volatil, de la sous-jacence et de l’épidermique, cette rêverie d’un « nuage déplié en nymphe » établit bien autre chose qu’une dernière hypothèse : l’exigence poétique de l’œuvre. Une œuvre où les nuages en fines gouttelettes condensées communiqueraient aux nymphes quelque chose de leur trouble et qui en retour les transformeraient en nymphéas.