Thierry Froger, La fiction Lepeut, 2024
texte inédit
À la mémoire des rires magnifiques de Claire Guezengar & Pierre Giquel
Enfant, L. construit des cabanes au fond du jardin en compagnie de son ami Marc Fortin. Ces abris sont à la fois des constructions et des ruines, des îles de naufragés et des espaces de reconstitution. Les deux amis fabriquent ces cabanes avec un sérieux infini et un franc sourire – et L. de cette époque gardera l’habitude, si rare car propre aux grands enfants, d’observer le monde en faisant preuve à la fois d’une extrême attention et d’un détachement amusé.
île est lieu
du dédoublement
le monde & sa miniature
exclusion & refuge invention
& reproduction
Vendredi & Robinson
etc. & etc.
L. et Marc grandissent et continuent de construire leurs cabanes en perfectionnant les fondations, les liaisons, les ouvertures. Marc étudie l’architecture et L. fait des peintures. Sa première exposition est leur dernière cabane commune : Marc en conçoit la structure architecturale et L. la filme en super 8 en un long travelling.
gestes cristallisés
agrégats
précipités
On peut imaginer L. et Marc comme Robinson et Vendredi, échoués volontaires dans l’île où ils inventent le monde et s’initient de concert. Mais en 1984, comme Vendredi à la fin du livre de Tournier, Marc disparaît. Il a vingt-sept ans.
ceux qui l’ont vu ainsi vivre ignoraient combien
il n’était qu’un avec toutes ces choses
car ceci :
ces profondeurs ces prairies
et ces eaux étaient son visage
comme celui qui sur la dernière colline
lui dévoilant sa vallée tout entière encore une ultime fois
se retourne s’arrête s’attarde
ainsi nous vivons et toujours nous faisons nos adieux
En cette même année 1984, alors qu’il prépare le Capes d’arts plastiques, L. apprend incidemment l’existence de postes d’enseignant en écoles d’art. Pur produit de l’université, L. méconnaît ces écoles et leur fonctionnement mais il comprend, si des occasions se présentent, qu’il n’a rien perdre à postuler. Il est occupé à repeindre un appartement parisien – c’est l’époque du grand retour de la peinture – quand un ami l’informe que l’école des Beaux-Arts de Nantes recrute un enseignant « plasticien polyvalent, spécialité gravure ». L. croit aux signes et il n’en doute pas, ce poste est pour lui : plasticien il l’est assurément, polyvalent l’avenir le prouvera largement, il vient d’écrire un mémoire sur la gravure et il est né à Nantes (comme tout le monde, dit-on là-bas ad nauseam en répétant cette phrase d’Aragon). Il postule donc avec l’enthousiasme à l’acier trempé de son âge. Et croyant saisir que les usages et l’élégance préconisent que les candidats, avant le concours proprement dit, effectuent une visite de courtoisie au directeur de l’école, il prend rendez-vous avec Georges Touzenis qui dirige alors les Beaux-Arts de Nantes. Le jour fixé, L. file vers l’Ouest à bord d’un train corail (les premiers TGV ne seront mis en service que quelques années plus tard), il fait une chaleur accablante, et le grand jeune homme transpire dans sa chemisette bleue, son jean délavé, ses petits mocassins en daim.
image vite
ou paysages peints par le déplacement du train
zones décomposées par le bougé de l’œil arrêté mobile
comme si l’on peignait l’air avec la vitesse de l’air
centrales nucléaires en herbes et feuilles
ou ficus bientôt nuageux
toits et plaines entourés de nuées vites
On invite L. à attendre dans le couloir, devant la porte du bureau du directeur. Après un long moment, celle-ci s’ouvre et Georges Touzenis, vêtu avec une impeccable distinction, demande à L. ce qu’il fait là. Le jeune homme explique les raisons de sa présence et le directeur, d’une voix affable et adoucie par un léger accent grec, lui dit : « C’est gentil d’être venu » et il s’engouffre de nouveau dans son bureau, laissant L. plutôt circonspect, et sans autre perspective immédiate que de retourner à la gare et de repartir vers Paris dans un train mal climatisé. Quelques semaines plus tard, L. revient à Nantes pour passer les épreuves du concours. À l’issue des écrits, ils ne sont plus que trois impétrants à demeurer en mesure de postuler pour le poste. Au déjeuner, avant les oraux de l’après-midi, l’un d’eux (Ange Leccia) se voit obligé de confier charitablement aux deux autres qu’ils ne doivent pas trop se nourrir d’illusions car « ce poste est pour lui ». L. encaisse, ne dit rien. Arrive son tour de corriger devant le jury les travaux de trois étudiants (dont un certain Fabrice Hybert) : il s’appuie sur son éloquence naturelle ainsi que sur ses connaissances et reflexes pédagogiques acquis en préparant le Capes – le poste est pour L. En fin de journée, après l’officialisation de son recrutement, Pierre Giquel, tout frais enseignant de l’école, et Fabrice Hybert, le raccompagnent au domicile de sa marraine chez qui il loge. L. sait que sa vie vient de basculer en cette éclatante soirée de juin où se fabriquent avenir et promesses, échappées et rencontres.
une pure trajectoire de désirs
ou comment les choses s’enchaînent
tel un gant retourné à l’infini
En ce mitan des années 80, à l’image d’autres capitales régionales (on ne disait pas encore « métropoles ») profitant des récentes lois de décentralisation, Nantes s’éveille et doucement s’agite. Une petite tribu de pionniers œuvre à l’émergence d’une scène artistique nantaise qui va s’affirmer durant la joyeuse décennie des années 90. La Drac, le Frac, le musée, l’école des Beaux-Arts, le CRDC (qui deviendra plus tard le Lieu Unique) travaillent de concert. Mario Toran, Georges Touzenis, Henry-Claude Cousseau puis Jean-François Taddei, Jean-Claude Latil et bien d’autres permettent l’émergence d’une génération d’artistes – et circulant entre tous, facilitant les rencontres et les mouvements interlopes, tenant table et cave ouvertes pour jeunes étudiants en herbe, enseignants de l’école et institutionnels, Pierre Giquel accélère et rend fluides les échanges, les géographies irrégulières, les amitiés qui pétillent. L. participe à cette effervescence, agile au milieu de ces croisements, ces pliures, ces doux écarts.
s’offrent
les images contrariées
entre effleurement et retournement
de la surface à l’opacité
mon ange
le bain devient le révélateur
d’un ébat secret
interdit au regard
la petite peau de la peinture
recto ou verso
se dérobe
dans un éclat
un pas dans le ciel
En octobre 1992, L. revient à l’école des Beaux-Arts de Nantes après une année passée à la Villa Médicis. Il rencontre des étudiants qui ne le connaissent pas. Il parle de Rome où il a pensé des agrégats, des ellipses, des nuages. On sent que L. flotte un peu, que le retour à l’école n’est pas si simple. Il ne dit rien de ce qui s’est passé ou révélé ou tramé à la Villa. Une ellipse. L. est pudique comme les nuées des marbres gris – et d’ailleurs il parle du baroque et du classicisme, qu’il n’oppose pas (toujours cette histoire de gant retourné ?). À la fin, il confie aimer la profusion sèche, la tempérance de l’excès, l’accumulation dépouillée, la rigueur de l’éblouissement. Puis il quitte les étudiants muets et fait quelques pas dans la cour des Olivettes. Il regarde le ciel.
une variété d’états troubles
condense les obliques
un nuage se déplie en nymphe
un œil rond s’ouvre sur le ciel
à la confluence d’une goutte d’eau
et d’une bulle d’air
chute des vapeurs ou montée des pluies
c’est toujours un léger mouvement
vers
Pierre Giquel, avec sa malice généreuse, offre à L. un petit livre pour son quarantième anniversaire. C’est La mécanique des femmes de Louis Calaferte. L. sourit, remercie, feuillette quelques pages au hasard. Ses yeux sont ceux d’un enfant sage et mélancolique, c’est-à-dire espiègle. On lève les verres, on marche dans les rues noires aux enseignes qui tremblent. Cette soirée nantaise de février 97 sera joyeuse comme le sont ces années.
minuit sonne on ne sait où dans la ville
la chaleur est flottante
lueurs métalliques de l’éclairage des rues
sur les jambes habillées des femmes
le regard se trouble d’innocence
on entend une indéfinissable rumeur de voix
l’orgue d’une église proche la musique populaire dans le lointain
silhouette mouvante en dentelles de couleur
le kiosque est enveloppé de fumée
du parfum rouge de son âme
elle ne saura que plus tard l’exacte valeur de l’instant
qui a été presque rêvé dans un calme et grandiose décor
de jardins
Deux années plus tard, L. fonce à tombeau ouvert vers Madrid au volant d’un utilitaire Trafic transformé en minibus. Ses passagers sont les pensionnaires du post-diplôme international de l’école des Beaux-Arts de Nantes qu’il coordonne depuis trois ans. Dans l’habitacle métallique, les dix jeunes artistes, de neuf nationalités différentes, mélangent sans harmonie leurs langues, leurs tessitures aigues ou graves, leurs ambitions mal dissimulées, leurs appétits larges, naïfs, leurs inévitables différends ou rivalités cuites et bouillies à plus ou moins petit feu. L. observe cette troupe d’un œil amusé, mais non dépourvu de tendresse ou de réserve, ce qui le retient de livrer le fond de sa pensée, de les mettre en garde peut-être sur ce qui les attend, sur ce qui arrivera ou n’arrivera pas, car il connaît le monde de l’art – et sa dureté. Il sait qu’il demande des protides complexes et révèle sans filtre la différence entre son être rêvé et la réalité de ce que l’on est. Faire de l’art est se confronter en permanence à cet écart. L. n’ignore pas ces règles du jeu. Et L. aime en jouer, tantôt gagnant, tantôt moins. Finalement, il est encore lui-aussi un jeune artiste (la plus âgée des pensionnaires n’a que dix ans que moins que lui) mais son expérience le préserve de toutes les illusions, sa lucidité des aigreurs du désenchantement. Le Trafic file vers la nuit madrilène et l’ARCO où la France est l’invitée d’honneur, vers l’exposition «10 artists/8 months/Nantes » au Centro de Arte Joven et la réception très durassienne à la résidence de l’ambassadeur de France. L. suit le dessin rude et ample des échangeurs, il en parle la langue secrète, les entrelacs, les enroulements, les perspectives superposées – et c’est pourquoi il conduit avec un mélange de douceur et de férocité, comme s’il savait que tout est toujours affaire de vitesse et de tenue, c’est-à-dire de fluidité. Ou comme si derrière l’élégant dandy à la haute stature et à la voix claire et profonde se cachait un indien, un sauvage, un pirate vaguement punk (hypothèse que sembleront confirmer dix années plus tard des pièces comme DoomBrain ou Radiophonic Circus). Pour l’heure, le minibus s’enfonce et zigzague dans le trafic de la banlieue madrilène, l’obscurité est zébrée d’enseignes, de lignes lumineuses floutées, de feux bougés qui surexposent la nuit ainsi qu’on met le feu au lac.
zones sont prairies
linéaments directeurs ou domestiques
il rêve schémas d’implantation et d’envol
comme des voix de traverse
des nœuds qu’on emménage en boucles
bientôt délacées
par le principe même d’un dessein passager
c’est-à-dire
le désir paysager d’une forme
qui se rêve jardin à demi-mot
un langage buissonnier de surface
dont il faudrait creuser
la carte
Quelque chose peut-être s’épuise alors à l’Ouest, ou du moins dans le passage de L. à l’Ouest. Il sent qu’à Nantes, en ce tournant d’un millénaire à l’autre et d’une manière infime, le paysage a changé, la petite scène a grandi mais a perdu en agilité, en amitié sans doute, en esprit pionnier sûrement. Une grande exposition, « Actif / Réactif » au Lieu Unique durant l’été 2000, signe ce moment-là en proposant un vaste panorama de la création plasticienne nantaise des vingt dernières années. On peut recenser les quatre-vingt-dix artistes exposés mais non les absents. C’est une belle fête qui grince, une ivresse accompagnée d’une gueule de bois qui la précède presque, un chant de joie funèbre dont L., avec ses antennes et sa capacité de voir de loin et de près en même temps, saisit d’emblée le sens. La tribu commence à se disperser, des artistes partent, d’autres arrivent, un nouveau récit se prépare, les artères de Pierre donnent des premiers signes de faiblesse, la circulation des désirs se professionnalise et invente d’autres rhizomes – et L. sait que son histoire avec Nantes s’achève. Il n’a jamais cultivé la nostalgie et ses jardins sont secrets. Il part vers l’Est, pour tout reprendre encore, la vie, les formes, la fiction, la fragilité de tout cela jeté ensemble par une voix calme vers des voies intranquilles.
il dit toutes les vies sont épiques
elles racontent toutes quelque chose
des histoires qui leur appartiennent
d’autres qui ne leur appartiennent pas ou plus
un nuage est un nuage
il existe parce qu’il se déplace
et se troue
(pour se trouver peut-être
se prouver
qu’il n’existe plus)
Le 21 novembre 2001, dans l’atelier bois-métal de Jean-Claude Martin, au rez-de-chaussée de la vieille école rue Fénelon, L. offre un verre à celles et ceux, collègues, techniciens, amis, actuels ou anciens étudiants, venus saluer celui qui avait passé dix-sept années nantaises à enseigner l’art – c’est-à-dire un peu moins et beaucoup plus que cela. Dans les yeux de L., un voile pudique raconte la mélancolie des migrateurs, tandis que dans son verre le mouvement des bulles rejoue la douce effervescence de l’Ouest qu’il quitte. Il est trop tôt ou trop tard pour avoir des regrets. Il se tourne vers l’Est avec l’ivresse clairvoyante et résolue du naufragé volontaire, aventurier né à Nantes comme tout le monde, Robinson géographe, collectionneur de papillons et de pierres, de crânes et de nuages, de nymphes et de nuées. Mais il faut d’abord laver les verres et ce n’est rien, qu’un peu d’eau tiède sur des bulles évanouies, ce n’est presque rien, vraiment.
le bruit des trains est partout le même
quand il emmène ici ou là
et qu’il file vers l’endroit où le ciel s’éclaire
le train lancé à l’Est
ressemble aux diligences
d’une ruée intime vers l’or
on y joue au poker avec soi-même
et au risque des cartes
pour agrémenter le voyage
oublier les cahots les Indiens les embuscades
on mise on relance on passe
on fait tapis pour voir
les meilleures cartes sont celles
dont le dessous est exactement semblable
au dessus
Strasbourg est pour L. une fabrique, un laboratoire où se réinventer. La liberté est son meilleur atout. Il passe naturellement du mur à l’espace, du tableau au son, du jardin à la bibliothèque, des cabanes aux tables – et vice-versa. Il se défie des genres et des catégories. Il aborde l’orient en pirate, il ne cherche plus les traverses, il se pense et se fait lui-même écart. À Strasbourg, L. devient plusieurs.
surtout
ne montre pas
que tu es heureux
Les premières années en Alsace sont paradoxales, difficiles mais intenses, à la fois solitaires et collectives. L. multiplie les projets, les expositions, les commandes publiques, les passerelles, les productions. Il infuse, il diffuse. Il nous invite à l’expérience des merveilles. Il nomme
le bord des choses
la route et le vent
les tracés
les reprises
le livre imparfait
l’écran mobile
la pierre
le buisson
le ciel
le mur du son
la mélancolie de l’oiseau de pierre
la demeure
l’atmosphère
la cabane de Robinson
l’air de rien
les ellipses
l’expérience de la goutte de poix
l’amer
les exclamations
le sombre du jour
les lacunes
la vie
les commentaires de la mort
Ce 18 février 2014, un grand soleil d’hiver baigne la petite île. Les yeux salés, rougis, hésitent entre le rire et les larmes comme Batz oscille entre le ciel et la mer tout en haut. L’amie chère entre en terre. L. entend son rire dans la rumeur des vagues, un rire souverain, contagieux, brillant. Claire Guezengar avait quarante-et-un ans. Elle maniait l’humour, la mise à distance, la tendresse comme personne. Quelques années plus tôt, elle avait écrit pour L. une notice nécrologique, Deux ou trois choses que je sais de lui ou Abécédaire six pieds sous terre. L. sait que c’est une part précieuse de ses années nantaises qu’on enterre. Et ce n’est pas fini, rien ne finit vraiment, ni la mer ni le ciel ni le vent. Le 8 janvier 2019, la fumée de Pierre Giquel s’envole dans le ciel de Nantes qu’il avait éclairé de son irrévérence et de sa gaîté, généreuse, interlope et intempestive. L. se tient au milieu de la tribu innombrable et retrouvée, on se serre par les coudes, les sanglots, les grands rires de nouveau. L’air est gros de l’appel insolent des fantômes, de la fraternité silencieuse entre les morts et les vivants.
je t’attends un peu retiens-moi beaucoup de plus près
des preuves touche-moi du doigt plus d’actes dis adieu
voir de mes yeux adieu les chanteurs chantent
les partants partent les vivants vivent les oscillants oscillent
la tête ailleurs laisser aux autres le poids du monde
un rien le fou craque il s’enfonce dans l’air fonce encore
l’impossible état au cul-de-sac du monde là où tout s’éteint
c’est le moment choisi le moment où le corps se détend
le rien absolu jusqu’à l’absence de tout une solitude au prix fort et sans
retour tu es mystère je suis énigme retiens
beaucoup attends un peu
Solitaire solide et solidaire, L. porte en lui une rage et une douceur qui ne peuvent laisser indifférent. Quand il se laisse aller à la mélancolie, ou à la lucidité, il confie qu’il y a une douleur non résolue que l’art ne résout pas. De cette conviction il ne tire aucune désillusion mais au contraire une énergie qui assume sa frugalité, sa floraison à combustion lente ou à fragmentation. Il aime d’ailleurs comparer son travail à ces petites graines japonaises qu’on jette à la surface de l’eau et qui se déploient en fleurs de papier à ce contact.
voici un archipel
où les îles volent
comme des reflets de nuages
voilà un artiste floral
qui archive le vent
et chuchote
une extase
lointaine et proche
une histoire
qui le peut
L. est un écrivain qui peint avec sa voix pour faire du cinéma. Il imagine des jardins en suspens, des réserves, des ondes. Il plie et déplie des fictions pour écouter ce que murmurent les autres. Il brouille les cartes, il lance et relance les dés. Il enseigne. Il signe ce qu’on ne voit pas.

