Régis Matter, SLOGAN(S) de Philippe Lepeut, 2025
texte inédit
Il nous faut donc choisir des objets véritables, objectant indéfiniment à nos désirs. Des objets que nous rechoisissions chaque jour, et non comme notre décor, notre cadre ; plutôt comme nos spectateurs, nos juges ; pour n’en être, bien sûr, ni les danseurs ni les pitres.
Enfin, notre secret conseil.
Et ainsi composer notre temple domestique :
Chacun de nous, tant que nous sommes, connaît bien, je
suppose, sa Beauté.
Elle se tient au centre, jamais atteinte.
Tout en ordre autour d’elle.
Elle, intacte.
Fontaine de notre patio.
Francis Ponge
On pourrait presque dire que quelque chose se résume ici en termes de conjurations, d’invocations, d’exorcismes majeurs. Lorsque nous entrons dans la série « Slogan(s) » de Philippe Lepeut, nous sommes pris dans un ressac qui nous demande une grande agilité. Voilà qu’enfin des slogans infligent des contorsions à nos grands principes de continuité. Enfin, nous voilà immergés dans une percée sans preux d’un complément direct qui nous détache d’une nature graduée…
– inscription/oralité de l’âme transitive –
À l’aube, dans l’incertitude du temps qu’il fera ; à la limite de la rotation des forces, où l’haleine encore chargée de tous ses maux et où l’abrasif des massifs du jour est à vernir puis à brûler ; on distille le rêve hic et nunc… Le rêve nous apprend, comme l’écrit Novalis, « la subtilité de notre âme à s’insinuer entre les objets et à se transformer en même temps en chacun d’eux ».
Il y a donc du rêve en train de réduire au fond de la panse discursive pour qu’arrive, voici, legoutte à goutte des phrases de réveil aux étendues logiques particulières. À partir de là, très vite, l’espace ose la rose d’Éros (oser rose eros) qui trouve son pourquoi en ouvrant le piège de nos existances séparées. L’artiste se propose dès lors comme l’occasion qui rit aux deux abords de la nuit en cassant la pointe intégrative du jour qui lui ne voudra pas de finir de se tuer à la tâche.
Il y a du trans- et de l’infra-, du poly- et de l’uni-, du supra- et de l’anti-, de l’in- clusive et de l’out- sider de la langue, de l’inter- et du pré- care. Le rêve au réveil poursuit donc les deux étapes « solve » et « coagula ». Je suis transitoire et toi ? dit-il en nous promenant dans ses monades légères, fluides, brouillonnes, acides, rendues visibles presque sans formes, capricieuses, taciturnes, mais où se révèlent dans le double fond calculé – apparition puis désappariement – des hourras dans le vent, des hourras de moissons, des amen illimités de questionnants alliages ; où les coulures irriguent peut-être ce qui suit, c’est-à-dire, ici, nous !…
Voyez l’économie des moyens : papier, essence, vernis, fusains, petits fusains, aussi reste depeinture, pas d’usure. Voyez, ça vérifie les lignes émotives, vérifie l’intime variété, la commensalité insulaire. Nous sommes dans le séjour du comment ça s’entend…
Et quoi ? me demandez-vous…
Le cri ! vous répondrai-je aussitôt, dans une plastique où l’oeil écoute et l’oreille voit pourqu’une oeuvre soit ; rythme nous gardant d’intervenir dans le débat public.
Vérification non justification.
Ah oui, vraiment ?
En effet, ces dessins de textes sont des combinaisons inattendues entre dé-babélisation et babélisation du mot, de la lettre. Recombination, permanente mutation, épanchement, irisation qu’opère des empreintes d’oralités. Le nom que porte cette série de dessins de Philippe Lepeut reprend son étymologie d’un souffle près des lèvres dents du moment premier mobile mâchant les sens mésusés. « Slogan(s) » des corps de bouches ouvertes, empreintes buccales qui subsument les contradictions. On pourrait presque croire que se joue dans le contenu centré – réflecteur/révélateur – une ruse de l’apparition, une écriture automatique qui porte à lire un jeté palimpsestique ou qui libère les ajustements archéologiques de la ligne en des déterminations précréatives de gnose. Une gnose dada… La gnose à vrai dire est toujours énonciation élucidation résolution Dada.
Le paraître que véhicule ce jeu emporte le bla bla bla vibratoire stroboscopique d’un monde trop épais qui désaxe et reclasse pour que ne parle plus que ce qui ne parle pas : le borborygme de base fier d’exhortations des armées modernes des morts/Sluagh.
Alors oui !
Des cris,
mais…
des tautologies
des logophanies
des colères divines
une grande harmonie
un champ d’événements imprévus de pensées funambules qui avancent entre la vaste extensivité et la profonde intensivité.
Le langage, de ce que j’appelle ici des corps de bouches ouvertes, reprend sa profondeur métaphysique. Le jeu de mots rehausse matériellement le réel en une rectification continuelle. Et c’est bien pour ça que « Slogan(s) » est une série démontable connectable modifiable loin d’idées racinaires qui ne relèveraient que de la religion ou de la fatigue, donc de la mort. On peut bien laisser, pendant ce temps, bavarder la publicité, les slogans postmodernes de masse habituelle, qui ne sont toujours que surveillance des bornes et des dimensions, car ici, nous sommes ailleurs, nous sommes dans un opus non-euclidien, un voisinage rhizomique où le schème se développe telle une salsa du kairos qui percute les danses mondaines. Avec Philippe Lepeut le slogan est sabré. C’est une force fouillée en brosserie dégoulinante où le sens esthétique de l’aguerrissement de sa troupe jouit d’un liant increvable jouant des sons comme des continents, union libre, joyeux bazar de bâtards.
L’attention flottante qui corporise cette série est une réflexion pansémiotique demandant des oreilles à tentatives pour nous déplacer aux antipodes des engagements lourds de notre époque.
En suivant par exemple une foule fool de solitude, je pense immédiatement à André Gide lorsqu’il traduit fool par « fou » plusieurs fois en traduisant le « Mariage du ciel et de l’enfer » de William Blake ; et je cite : « C’est parce que d’autres ont été fous, que nous, nous pouvons ne pas l’être. » Cette praxis démystifie alors l’exactitude et la pureté des discours. Alors, l’erreur donne-t-elle pour autant un non-sens caractérisé ou au contraire permet-elle à chacun de découvrir l’analyse qu’il mérite ou le message multiple et/ou mutique qu’il s’autorise ? Une autre vie peut surgir en nous par le rire décharge-recharge. Et par la force d’anatomie du « Witz », lacet démoutonneur du concept, la vulnérabilité créatrice de l’énoncé épanche l’autre alchimie qui ne prend part à aucune essence, mais seulement à leurs rapports et où la ressemblance dégorge hors de sa mobilité par échantillon de soi-même vérifié. Ce qui veut dire que les notations de Philippe Lepeut sont du langage devenu signe où l’on glanerait le sens pour que quelque chose de ces déterminations arbitraires se retourne en une force de propositions symboliques.
La série « Slogan(s) » diffuse et prend tour à tour diverses figures, tantôt presque diaphane, onction embryonnaire, placentaire, débonnaire, enveloppante semblable à une intrépide étreinte, tantôt chaos tumultueux, circonvolution de riposte, soleil noir, calcination typographique. C’est une émulsion de surface en surface préalablement véhiculée par l’intuition des essences et sa non contingence, une discontinuité qui relève du point d’ancrage, une exigence coups de brosse – suie – ou – suis qui je – libre du surenchèrement de la tâche, car tout dans le rêve dit « je » pour ne pas être soumis aux idéologies. Car nous, Terriens en obédience, sommes-nous voués aux idéologies ?
Celui qui sera doux et ductile passera la filière étroite du déchiffrement sans se casser et circulera dans cet ensemble de directions. Les objets de rumeurs, d’humeurs aigres, les partis pris monovalents ne résisteront pas à cette épreuve. Ainsi « Slogan(s) » est un hommage qui s’ouvre dans une citadelle de silence en une libre botanique. Fleurs, feuillages, herbiers intimes, branches génériques du petit fusain accompagnant aujourd’hui en équilibre sur deux mains, nomment, bruissants, voisés, cette correspondance quasi bio-graphique de signes sauvages et indociles qui eux auront la prétention à l’urgence… de faire taire le t’ai rien.
Compléments directs, ces dessins de textes sont une peinture de l’âme transitive.
Régis Matter