Pascal Neveux/Jean-Pierre Greff, entretien, 1999
entretien
philippe lepeut, jean-pierre greff, pascal neveux
in catalogue « drop zone :naturel &domestique »
la chaufferie et frac alsace, 1992
le nymphée du cinéma
pascal neveux _Quelle est la place du cinéma dans tes derniers travaux, est-ce simplement un apport esthétique supplémentaire ou induit-elle une redéfinition de la représentation du “ paysage ” ?
philippe lepeut _Peinture et cinéma ont toujours eu, dans mon esprit, une fraternité. Le cinéma apporte la possibilité non pas d’un renouvellement esthétique mais de repenser les expositions en des termes qui ne soient pas ceux appartenant à la tradition des arts plastiques. Je construis mes expositions, qui ne sont pas des installations, comme on monte un film. Les différents éléments de mon travail sont à considérer comme des séquences qui se montent et se remontent, en fonction des circonstances. Les lieux suggèrent des œuvres nouvelles et en convoquent d’autres déjà réalisées qui seront enrichies de ces nouvelles confrontations, voire augmentées de nouveaux développements formels. Le film est une construction qui, bien que contrainte dans une durée, est capable de dilater le temps et l’espace en usant de ressorts narratifs : dialogue/voix off, flashback, accélération, ralentissement, enchaînement, rupture. J’essaye d’introduire ces ressorts dans mes expositions sachant que j’agis dans le temps imprévisible du spectateur et dans la durée de l’exposition. Quand l’exposition prend fin, le moment d’apparition de la narration se dissout dans ses traces.
p.n _Cette référence au cinéma induit-elle de futurs travaux vidéo ? L’exposition intitulée drop zone, au FRAC Alsace, participe-t-elle de cette nouvelle attitude dans ton travail ?
p.l _Oui, mais je ne suis qu’au début d’un grand mouvement d’insularisation. Le cinéma me permet d’imaginer des recyclages intéressants, une sorte de double mastiquation offrant des pespectives de survie assez inespérées. Le personnage de Defoe, Robinson Crusoé, et plus largement la figure du “ robinson ” est entrée au cœur de mes interrogations. Vers elle, convergent des préoccupations apparemment hétérogènes mais qui peuvent s’associer pour construire des espaces complexes (s’en sortir : survivre et partir). Géographiquement, l’île est à la fois une totalité (un centre) et une zone, une exclusion du “ monde ”. Le “ robinson ” peut repenser et recomposer sa vie. Il peut reconduire les schémas qu’il connait ou en inventer d’autres. Quel “ contrat ” passera-t-il avec son île ? La situation est expérimentale, voire idéale et le prix en est la solitude1.
jean-pierre greff _Tu parles d’une dimension cinématographique souterrainement à l’œuvre dans ton travail dont l’un des enjeux serait, dis-tu, de produire du récit ou de la fiction, de “ distribuer du narratif ”. Je crois qu’il nous faut préciser cela. La fiction implique une articulation discursive, un montage ou une organisation syntagmatique et une temporalité dont peut procéder ta façon de concevoir et d’organiser l’exposition (comme un ensemble d’œuvres conversant), mais que je ne vois pas à l’œuvre au sein des pièces prises isolément. Projet pour un jardin avec ficus bushy king, Strasbourg, par exemple, installé à La Chaufferie, il me semble que plutôt que de la fiction, il génère de l’étrangeté à simplement être là, dans son écart entre naturel et artifice scénique, dans son oscillation paradoxale du comble et du manque. Ou alors faut-il entendre fiction comme simple irréalité, dans la stricte définition de “ projet ” de ces pièces (dessins muraux ou constructions) dont la réalisation éventuelle est utopique et reste, elle, une fiction ?
p.l _Oui, il s’agit bien de cela, de cet aller-retour entre narration et invention. Le narratif articule du sens et de la temporalité. La fiction ouvre une fenêtre sur l’invention pure, l’imaginaire. Je me glisse dans la faille lexicale qu’offre le terme fiction oscillant entre narration et invention.
la dépouille et le déploiement
j-p.g _Ce qui frappe dans les constructions “ projet pour un jardin ” – je ne parle pas des dessins muraux dont la dimension est d’emblée plus abstraite – qu’il s’agisse du projet de Castres (1998) qui invitait à dérouler un large feutre blanc, ou de la nappe de verre, sérigraphiée en bleu ciel, de Projet pour un jardin avec ficus bushy king, Strasbourg installée à La Chaufferie, c’est que ces installations déploient des espaces de latence et de vacuité. Comme si c’était une question de dépouillement, sinon de dépouille. Une figure d’absence.
p.l _L’idée du déploiement m’intéresse ; ce qu’une chose simple peut offrir de complexité. En fait la vacuité n’est qu’une apparence, c’est une sensation. C’est un peu comme mon nom. C’est le repliement sur le peu. Apparemment c’est très peu. Le pouvoir des mots et de ce qu’ils recèlent, “ le peu ” sans t, c’est le sentiment d’une chose très dépouillée et la dépouille est une ellipse. De quoi cette dépouille est-elle la trace ? C’est le t de lepeut qui entre en scène. Est-ce que ça produit de l’imaginaire, de la fiction, du sens. Ça le peut !
À la “ dépouille ” je suis tenté d’associer un autre terme, qui renvoie au corps, la “ nudité ”. Il y a quelque chose d’incongru dans la nudité et de parfois stupéfiant. Le travail de mise à nu tente de faire apparaître, de rendre visible, en allant le plus loin possible dans la séparation. C’est pourquoi je travaille lentement, pour arriver à l’endroit de l’essentiel, là où rien ne peut plus être retranché, à la lisière du “ plus rien ”. Dans Projet pour un jardin avec ficus bushy king, Strasbourg tu ne peux rien retrancher sans prendre le risque de retrancher la pièce elle-même. On est au minimum : il y a les pots, les plaques, les ficus.
j-p.g _Ces constructions procèdent du principe de l’ellipse, forme que tu as souvent utilisée dans le passé et qui dans son étymologie même est métaphorique de manque. En 1992, j’avais déjà noté que ton travail faisait l’épreuve d’une consumation et d’une condensation et que l’ellipse, plus qu’une forme, constituerait une métaphore emblématique, indiquant une attitude et un principe inhérent au travail. Par rapport à ces pièces plus anciennes (Ellipses ou Agrégat en 1991-92), il n’est plus du tout question aujourd’hui de l’ellipse en tant que forme, mais de l’ellipse en tant que principe, et pouvoir rhétorique. Au sens de l’ellipse verbale, c’est-à-dire que quelque chose se trouve éludé.
p.l _Je n’élude pas par volonté d’esquiver mais je réfléchis souvent en terme d’enfouissement. On retrouve cet enfouissement dans le travail des couches de Dessiccation5, pour donner quelque chose de très mince, si l’on s’en tient à la surface, comme ces petites graines japonaises qu’on jette dans l’eau et qui se déploient en fleurs de papier préalablement repliées à la taille d’une graine. J’aimerais que l’on perçoive mon travail comme une chose extrêmement frugale, où il y a peu à “ se mettre sous la dent ” si on ne prend pas le temps du déploiement. Une pièce comme Projet pour un jardin avec ficus bushy king, Strasbourg peut sembler n’être qu’une grande nappe bleue avec quelques ficus et c’est dans ce très peu que se tient le pouvoir évocateur de l’œuvre.
j-p.g _La puissance poétique d’un vers provient souvent de l’absence qu’il creuse, d’une faille qu’il ouvre. C’est cela l’énigme et le pouvoir de l’ellipse, son principe d’action. De même dans ton travail, et c’est en cela qu’il procède de l’ellipse. Là où ça devient vraiment intéressant, c’est en effet entre les ficus, entre les plaques, dans leurs plis, là où justement il n’y a rien. Les pièces fonctionnent au moins autant par les creux qu’elles forment, les espaces délaissés qu’elles proposent, que par ce qu’elles présentent d’une manière évidemment plus perceptible et plus ostensible. Tu as souligné le terme de “ déploiement ”. De manière différente dans les deux constructions, il y a en effet quelque chose de l’ordre du déploiement, particulièrement dans la pièce de La Chaufferie dont la construction est métaphoriquement de l’ordre du pli et du “ dépli ”.
p.l _Ce qu’on retrouvait déjà dans des pièces plus anciennes telles que Nuages dépliés en nymphe6, ou dans Grande nymphe, principe de corps7 mais que l’on retrouve aussi au FRAC, si on considère que le pli n’est plus, cette fois, inscrit dans une pièce en particulier mais entre deux pièces : Plateau et Projet pour un jardin avec zones, Sélestat. C’est un grand pli, puisqu’en fait deux des boucles vidéo – la boucle blanche et la boucle noire – de Projet pour un jardin avec zones, Sélestat renvoient pour la première au texte qui est lu dans Plateau et pour la seconde à Plateau lui-même. Ces deux pièces sont comme dépliées l’une de l’autre tout en restant autonomes. Le pli est, là, moins perceptible, c’est l’exposition qu’il faut déplier de part et d’autre de l’entrée du FRAC.
j-p.g _L’ellipse et le pli me paraissent être du même ordre. Ces mêmes figures ou opérations sont à l’œuvre dans des pièces très anciennes comme dans des pièces très récentes, mais de manière de plus en plus abstraite, métaphorisée. Il reste cependant des continuités, alors qu’un regard un peu rapide pourrait laisser penser que les pièces des quatre ou cinq dernières années, les constructions en particulier, se situent dans un registre très différent des pièces précédentes où le rapport à la peinture était plus évident et la question du jardin moins présente. Elles procédaient déjà d’une esthétique du paysage, mais pas encore de la question du jardin. Pourtant il n’y a pas de césure, tu ne passes pas soudain à autre chose. Le même type de figure mentale est à l’œuvre, notamment le jeu entre continuité et discontinuité. Cette articulation traverse nombre de tes pièces.
p.l _Ce qui conduisait les principes, c’était la réflexion sur la peinture et son avenir si on allait au-delà ou en deçà du tableau. Ce qui tenait ensemble les pièces dans leur hétérogénéité, c’était cette réflexion. Aujourd’hui elle a pris de l’amplitude et j’essaie de mettre en place un système plus large, plus généreux qui serait comme une grande forme. Le principe a muté en prototype et en projet. J’aborde la question du paysage à travers la question de la peinture de paysage mais mon propos se déploie plus largement dans la forme du jardin en tant qu’objet permettant de générer de la fiction et dont la métaphore insulaire permet d’interroger la notion d’utopie.
vacuité, le paysage déserté
p.n _Le mot “ zone ” est fortement connoté, essentiellement négativement et renvoie à l’idée de “ paysage oublié “.
Si l’on reste dans le domaine du cinéma, on s’aperçoit que la ville fut mise en évidence par quantité de cinéastes, mais également les espaces urbains au sens le plus flou et le plus vaste. On pourrait dire que ce ne sont pas non plus vraiment ces lieux qui intéressent le cinéma mais plutôt la mise en scène de leurs marges, leurs périphéries, leurs pathologies. Quel sens donnes-tu au mot “ zone ” ?
p.l _Historiquement, mais aussi étymologiquement, la “ zone ” est associée à des espaces périphériques. C’est-à-dire qu’il y aurait un centre noble – de préférence historique, et une périphérie en déshérence qui n’aurait pas encore été atteinte par l’Histoire. En somme, la “ zone ”, c’est ce qui échappe à l’Histoire. Jean-Pierre Le Dantec dans Zones, les paysages oubliés (Jean-Pierre Le Dantec _Zones, les paysages oubliés _pages 250 à 260 _in Les paysages du cinéma _Editions Champ Vallon _1999) montre que le paysage contemporain est marqué par ce qu’il appelle “ l’urbain généralisé ” où la notion de zone perd de son sens au profit de la notion de friche. Il montre également comment cet urbain ne s’établit plus en unité avec un centre et une périphérie mais en “ filaments ” et en “ nœuds ”. La zone est-elle aujourd’hui une insularité ?
p.n _L’émergence de la culture dans le paysage est une donnée récurrente de tes derniers travaux photographiques alors même qu’ils s’attachent à souligner de façon fugitive, furtive, la trace de l’homme dans ces paysages. L’homme n’y apparaît jamais. Les lieux emblématiques du passage, du déplacement, de migration, de mouvement sont récurrents dans tes installations et tes projets de jardin. Est-ce pour toi une façon de souligner qu’il ne saurait exister le moindre pouce carré d’espace “ naturel ” ?
p.l _Dès lors que le terme de “ paysage ” a eu une existence linguistique, on peut dire que la nature s’est trouvée infiltrée par la culture. Certains auteurs datent l’apparition du “ paysage ” en occident vers 1425. C’est-à-dire au moment où par le terme “paysage” on désigne, on nomme un morceau de pays. Or il me semble que dès l’instant où on le nomme, on s’en extrait. On n’est plus dedans car on serait dans le territoire, dans le pays. On se met devant, face à une représentation qui s’appelle “ paysage ”. Ce n’est pas le tableau qui invente le paysage, mais l’invention du paysage et l’invention de la perspective sont simultanées et dès lors, l’Homme s’extrait de la nature. La dichotomie “ nature/culture ” n’est pas seulement réthorique. Tout ce qui se saisit par le langage et plus généralement par l’écriture entre ipso facto dans le giron de la culture. Augustin Berque et Alain Roger ont admirablement montré comment le paysage existe à travers le regard et l’archéologie de ses représentations, qu’elles soient littéraires ou visuelles. Ne devient “ paysage ” que cette nature qui a été regardée et dont on a donné une représentation. Le filtre de la culture est indispensable pour que la nature devienne paysage. Et en retour, ces représentations nous permettent de voir le paysage. Evidemment, il faudrait affiner ce terme de “ culture ” et il serait plus juste de parler de “ cultures ” au pluriel, qui engendreraient des perceptions plurielles. Plus la richesse culturelle du regardeur est grande dans sa diversité et plus sa perception du paysage sera complexe et singulière. Ainsi un paysage peut devenir des paysages. Par ailleurs le paysage est soumis à des transformations permanentes : son entropie propre, sa transformation sous l’effet de l’activité humaine (Paul Jovet, Bernadette Lizet _Réflexions sur la notion de climax anthropique à travers deux exemples : les fourrés à Buddleia de Paris et les bois exotiques surimposés à la lande atlantique des falaises de Biarritz _in C.R. Soc. Biogéographie 60 (1) : 5-18 _1984), mais aussi l’émergence de nouvelles représentations qui rendent visible en tant que paysage ce qui ne l’était pas encore. Mon activité porte sur ce dernier point, c’est à dire élaborer des prototypes de représentation susceptibles de “ révéler ”, de rendre visible des paysages. Plus modestement mon activité s’attache à rendre sensible des composant(e)s du paysage qui peuvent se retrouver en tous lieux et qui permettent de construire le paysage. En cela je tente d’élaborer des prototypes de représentation pris dans une logique des flux, une dynamique de la transformation permanente.
j-p.g _Cette dimension de “ vacuité ”, d’espace délaissé ou de scène désertée, comme un écran qui ne se prêterait qu’à des apparitions fugitives, d’ombres, de nuages, de figures voilées, d’une réalité spectrale ou vaporeuse – ce qui est bien dans la tonalité de tes œuvres antérieures -, tout cela est d’autant plus étrange que ces “ projets pour un jardin “ sont par ailleurs issus d’éléments cartographiques ou topographiques (plans d’aéroports, échangeurs autoroutiers) qui procèdent au contraire de la saturation bruyante et de la mécanique la plus dure, la plus tangible dans ces effets d’occupation de l’espace. Il est frappant que tu partes d’éléments saturés d’objets, pour en arriver au contraire à des choses qui sont de l’ordre de l’épure, avec ce sentiment d’absence ou d’une présence devenue spectrale, alors que le référent premier du travail est le bruit, la machine. C’est un peu comme si on supprimait la bande son d’un film. Comme si tu filmais un aéroport – ce que tu as fait dans une des vidéos – mais qu’il ne reste que l’envol et puis le vide du ciel, de la piste, comme si tout cela avait été filmé sans le son : c’est le même effet d’étrangeté.
p.l _J’ai toujours senti la présence humaine comme non nécessaire dans les œuvres. Dans les vidéos, cela commence à arriver, elles annoncent même une inversion.
Dans Le Projet Robinson qui est en préparation la présence humaine arrive par le langage dans son étrangeté puisqu’il sera, entre autres, en espéranto et en langue des signes. Ce que marquera fortement ce projet, c’est la solitude.
Tu évoques l’absence du son, mais ce que l’on entend dans Projet pour un jardin avec zone, Sélestat ou encore Moi, Robinson, c’est le silence. Plateau ou Paysage intégral qui sont des pièces sonores ont pour fonction, de fait, de porter du bruit dans le silence. Avec Contrechamp (pièce montrée pour la première fois à la galerie Cent8), on a la projection vidéo d’un ciel bleu, un monochrome de temps à autre traversé par une ligne blanche – un avion qui passe – et un son en contrechamp. C’est une expérience que nous avons tous fait l’été, couché dans l’herbe on regarde le ciel, on entend les grillons et puis tout à coup un avion à réaction passe qu’on voit ou non. Le son nous arrive en premier, il a été comme séparé, il se raccordera, peut-être, à ce que je vois.
l’image coincée dans la représentation
p.n _L’ensemble de tes travaux, principalement ces dernières années, se nourrit d’une grande diversité de médiums : des installations, des vidéos, des tirages numériques, des dispositifs picturaux, etc… qui nous questionne par rapport à notre perception du paysage mais surtout nous interroge sur ce qu’est aujourd’hui l’image. Qu’est-ce que fabriquer des images pour toi, aujourd’hui ?
p.l _Ma culture est avant tout picturale et ma pratique a été celle de la peinture. Mais très vite j’ai ressenti le besoin d’ouvrir mon activité à une plus grande diversité de moyens ce qui m’a permis de faire coexister différentes contextualisations de l’image. L’inscription plus nette de mon travail dans la catégorie du paysage – entendue comme une catégorie de la peinture – s’est imposée par la richesse des expériences que je pouvais mener sans que l’hétérogénéité produite nuise à la continuité des différentes dimensions de l’œuvre, bien au contraire. J’ai contourné la frontalité tabulaire en éloignant le tableau du mur introduisant ainsi une oblique, un regard latéral, en allant même jusqu’à la construction des lieux de réception de ces images, à travers des pièces comme Agrégats, Ectoplasme : prototype, Contrechamp, Plateau.
Mon champ lexical s’est ouvert : être dedans, être devant, entrer, sortir, voir au travers, regarder depuis. Ces termes, qui travaillent tous la notion de seuil, indiquent à la fois le déplacement et la conscience de sa localisation, mais aussi un suspend entre deux états, un bref répit dans le mouvement. Ce passage d’un espace à un autre pose également la question du lien, de ce qui va relier deux choses, les articuler. L’articulation peut être physique ou énonciative : articuler un son, une parole, un sens. “ Faire des images ” reste trop souvent un acte frontal, voire autoritaire. “ Faire image ” me paraît être plus emprunt de doutes, plus incertain. Il y a un risque de défaite. L’image peut se défaire à tout instant.
“ Faire image ” s’est composer avec l’oblique et un troisième terme : le déplacement.
j-p.g _En réalité, jardins ou constructions me semblent poursuivre, sans césure, le questionnement engagé par tes travaux précédents sur l’image. Les constructions instaurent et questionnent, à travers une expérience perceptive différente puisque tridimensionnelle et mobile, l’irréalité de la représentation (au sens tant iconique que théâtral du terme) ; elles formulent la distance, l’absence (le manque), l’irréductible altérité que dit toute image. Elles le disent avec cette froideur spectrale et jusqu’à imposer une stupeur (voire un malaise, si l’on en refuse une lecture littérale). Il me semble que ce malaise, cette incompréhension ou ce caractère inadapté de la représentation travaillent presque toutes tes pièces.
p.l _Pour moi il y a quelque chose de stupéfiant dans la représentation et plus encore lorsqu’elle donne lieu à une image. Alors que la représentation en terme théâtral est plus évidente. Kounellis a fait une œuvre magistrale en 1969 avec Caballi, où il pose la peinture comme représentation théâtrale, disposant douze chevaux dans la galerie Attico qu’il présente comme une “ cavité théâtrale ”. Dire deux fois la même chose ou redire ce qui existe déjà ne m’intéresse pas. Mais dire autrement, être dans une interprétation, une traduction me préoccupe. Je suis intrigué par la capacité que nous avons à transformer, à faire passer d’un état à un autre, à métamorphoser. Si l’homme n’est pas manipulateur, ce n’est pas très intéressant. Pour moi, il faut que ça manipule quelque chose et ce quelque chose n’est vraisemblablement pas le réel mais sa représentation ou sa perception.
j-p.g _Sa perception et ses schèmes de modélisation.
p.l_ oui, la représentation, ou la perception, présupposent des schèmes perceptifs ou des systèmes de représentation qui me sont antérieurs. J’ai toujours la désagréable impression que ce que je vois, ce que je pourrais tenter de représenter, est déjà piégé. C’est déjà inscrit dans un contexte culturel qui fait de la représentation l’expression d’un travail souterrain qui me dépasse, me traverse et sur lequel je n’ai aucune maîtrise. Aussi, j’utilise au maximum tout ce qui pourrait ressembler à une représentation pour gagner du terrain.
la nature de l’artifice
j-p.g _Le cube scénographique en toile de Tableau (1998) -tableau dont il constitue notamment une métaphore -, le plateau-scène du jardin de La Chaufferie ( jouant avec le mur comme avec un fond de scène, et je souligne la qualité de la relation que tu instaures avec l’espace environnant), la mise en place du végétal – ces plantes en pot, en pied comme des personnages – surlignent cette dimension d’artifice. Du jardin, ces installations me paraissent d’abord rejouer la théâtralité silencieuse. En effet, ce que tu proposes, ce sont bien moins des représentations que précisément un dévoilement de tous ces artifices de représentation. Loin de l’ignorer, tu exhibes au contraire ce caractère artificiel. Le jardin lui-même étant bien sûr un artifice du paysage.
p.l _À La Chaufferie l’exposition s’intitule naturel & domestique. Le naturel est infiltré par la technologie, la mécanisation, les lieux naturels ne sont peut-être plus, aujourd’hui, qu’une fiction. Le naturel est entretenu comme on entretient une illusion ; ce sont les parcs nationaux où le naturel est exhibé. La nature ne m’intéresse pas en tant que forme séparée ou existant en dehors de l’Humain. Pour moi le naturel n’existe que compris comme une forme traversée par l’artificiel, pouvant même provenir de l’artificiel. Je lisais récemment un article (Giairo Daghini _Nature et artifice _in Faces n°44 _été 1998 _Genève) dans lequel son auteur posait la question de savoir si une toile d’araignée, par exemple, est un objet “ naturel ” ou “ artificiel ”. Une architecture humaine serait-elle plus artificielle qu’un barrage de castors ? Les frontières sont incertaines.
j-p.g _Dans les pièces, j’ai l’impression que cela va plus loin. Il y a presque une volonté d’exhiber – d’une manière qui est à la limite de la provocation – l’artifice dont cela procède. Un artifice absolu qu’une fois encore tu revendiques pleinement.
p.l _C’était nettement l’intention dans Projet pour un jardin avec ficus bushy king, Strasbourg. J’ai choisi la plante la plus artificielle qui soit. On la trouve en “ tête de gondole ” dans les grandes surfaces et on la jette lors des déménagements. Ce sont des plantes manipulées, clônées et purement décoratives. Produites en série, elles traversent l’Europe par camions entiers depuis le Danemark, la Hollande ou encore l’Allemagne pour envahir les supermarchés. Avec Plateau, je voulais au contraire qu’on ait le sentiment de nature “ sauvage ”, une nature rudérale faite de plantes qui poussent spontanément dans les espaces délaissés et se développent sans le secours du jardinier. On a finalement trouvé une végétation hybride entre le ficus, le laurier et l’aucuba qui est plus proche de la maison et du jardin que d’une végétation rudérale. Je pense que la pièce souffre de cette excessive domesticité. On a joué sur la représentation, et conservé l’argument central de la pièce, c’est-à-dire le végétal qui prend possession de la maison.
paysage et jardin, vite
p.n _L’art des jardins est l’art de la composition de paysages artificiels, une manière de révélation et de transfiguration sensible du réel. Es-tu d’accord avec ce postulat ?
p.l _L’histoire des jardins nous montre qu’il s’agit là de l’une des fonctions esthétiques du jardin. Cependant il ne faudrait pas oublier la fonction politique de représentation du territoire avant toute autre fonction. La représentation du paysage permet d’identifier sans ambiguïté le territoire. Dans la tradition chinoise, le jardin permet d’identifier l’empire à travers ses paysages délimitant spatialement le pouvoir de l’empereur. En revanche, la transfiguration sensible du réel me semble plutôt appartenir à la tradition anglaise depuis Repton avec lequel l’art du jardin se confond avec l’art du paysage. Là où le jardinier et le peintre se concurrencent dans ce vocable indéfini de “ landscapist ”.
La tradition française me paraît être toute différente. La question centrale n’est pas de sublimer le réel mais d’introduire de la fiction dans le réel. Le jardin “ à la française ” n’a strictement aucun intérêt d’un point de vue botanique ou en terme de plaisance – on y gèle ou on y cuit, dit-on. La puissance et la fascination qu’il exerce réside dans sa capacité à construire du culturel et à produire de la poesis . La composition induit des points de vues et des mises en perspective. L’apparition sensible du jardin n’est là que pour porter l’épaisseur des liens entre un espace ouvert, social et codifié et un autre lieu très élaboré : la bibliothèque. Et je ne peux m’empêcher de penser à la figure majeure de Aby Warburg, sa bibliothèque et sa “ science sans nom ” (Giorgio Agamben _Aby Warburg et la science sans nom _in Image et mémoire _Éditions Hoëbeke _1998).
p.n _Peux-tu préciser cette notion de paysage dans ton travail ou plutôt la conception que tu en as à travers tes installations vidéos et tes projets de jardin ?
p.l _Aujourd’hui, globalement, le paysage relève de l’organisation du territoire avec tout ce que cela entraine de complexité politique, économique, écologique, environnementale et de capacité à formuler un projet pour demain.
En tant qu’artiste je ne peux absolument pas agir sur le paysage et je ne suis pas intéressé par une attitude Land Art ou Earth Art, je ne peux être qu’un témoin ! Mon travail consiste à relever dans le paysage ce qui me semble produire de la fiction et en quoi cette fiction produit du politique. À l’opposé du paysage, le jardin est soumis à la seule autorité individuelle et n’est pas dans la nécessité de prendre une forme particulière. Mais à l’évidence il s’y exerce toujours la mise en visibilité “ publique ” de la fiction de son auteur. À l’extrême, le jardin peut rester un projet, l’élaboration intellectuelle d’une fiction et d’un programme potentiel.
Mes lieux d’actions sont ceux de l’art : galeries, centres d’art, musées ; mes contraintes sont différentes et moins fortes que celles exercées sur les paysagistes. De plus je n’ai pas la même logique d’inscription dans le temps puisqu’une exposition ne dure que quelques semaines et constitue un évènement éphémère. Mes propositions ne sont pas les manifestations matérielles d’une quelconque pensée du paysage. J’agis à partir de ce qui m’entoure ou de ce qui manque à ma proximité pour proposer des fictions, des imaginations et non des tentatives pour mettre le paysage en doctrine. Le paysage, toujours en mouvement, heureusement résistera sans cesse à tout enrôlement doctrinaire. Ce que je fais n’est rien de plus que l’expression singulière d’un individu qui essaie, par chance, de rendre visible et sensible des parties du paysage en distribuant du narratif. Je ne transmets pas la réalité brute mais je la traduits et la transforme en un projet qui la rend visible.
p.n _Les jardins condensent en eux des enjeux historiques, politiques, esthétiques, poétiques, métaphysiques, comment appréhendes-tu ces différents niveaux d’interprétation dans tes projets ? Qu’est-ce qui t’a conduit à ce type de recherche ?
p.l _je suis convaincu que l’histoire individuelle et particulièrement celle de notre enfance est la source des expériences que nous menons à l’âge adulte. Cela ne signifie nullement que l’œuvre soit automatiquement biographique. Ainsi l’oscillation du jardin au paysage dans mes propositions tient à mon expérience enfantine de ces deux termes. Le jardin est dans un temps que l’on voudrait suspendu, il renvoie à la mémoire individuelle et familiale. À l’inverse Le paysage toujours déplacé est l’expression des forces sociales et économiques. Souvent il porte les stigmates de décisions politiques contradictoires. C’est un lieu commun, un bien commun aussi et donc souvent dévasté, vidé.
j-p.g _La thématique du jardin est dans ton travail à peu près contemporaine des relevés topographiques, des plans d’aéroport et d’échangeurs autoroutiers. Elle semble également parente de ton intérêt pour les centrales nucléaires, exemple de “ ce qui, dis-tu, dans le paysage peut faire sens et pourtant échappe le plus souvent à la représentation “. Les buis exposés en 1997 à Rueil-Malmaison (« Bruit du buis » ; Elisabeth Milon & Philippe Lepeut _Entretien _in catalogue “ Philippe Lepeut, Miguel-Angel Molina, Gwen Rouvillois ” _centre d’art de Rueil-Malmaison _1997) sont taillés comme des cheminées de centrale nucléaire perpétuant peut-être de façon ironique la référence architecturale des jardins “ à la française ”. En quoi ces modèles ou ces motifs (au sens propre de ce qui meut, émeut), puisque ce sont des figures du transport et du flux, de l’énergie et de la consommation, sont-ils propres selon toi à actualiser ou réactualiser la figure du jardin ?
p.l _Un jardin c’est une construction, une projection (dessiner-décider). Il y a toujours un projet. Quel est ce projet ? Quand j’ai commencé à faire les premiers “ projet pour un jardin “ en forme de dessins muraux c’était, sans doute, dans cette idée nostalgique de retrouver l’espace projectif du jardin. Je me suis rendu compte assez vite qu’on ne peut pas réduire le jardin à cette seule dimension. Aujourd’hui l’espace du jardin est devenu souvent l’espace du territoire. Et sur ce territoire il y a des constructions d’où pourrait se déployer le jardin. Or le jardin est un lieu avant tout, ce n’est pas un paysage, ce n’est pas simplement du territoire, c’est un site devenu un lieu. En commençant l’inventaire des espaces considérés comme des non-lieux sont apparues les centrales nucléaires, les usines de recyclage, les aires d’autoroutes. C’est comme ça que j’en suis venu à m’intéresser à ces figures. Le premier travail réalisé dans cet esprit est Bruit du buis avec des buis taillés à la manière de l’art topiaire, il s’agissait d’un cône tronqué légèrement évasé. Ces buis taillés, très similaires à ceux que l’on trouvent dans les jardins à la française, insérés dans un plancher en kapokyé, devenait comme des maquettes de cheminées de refroidissement d’une centrale nucléaire.
la fabrique du jardin
p.n _À propos de Projet pour un jardin avec belvédère, Sélestat une question du public revenait souvent, autour de cette notion de fabrique que tu renouvelles : “ est-ce un jardin qui peut être réalisé ? ” On a l’impression que tous les jardins contemporains ont des fabriques. On en rajoute même.
p.l _Une fabrique, c’est très intéressant. Ici la proposition est potentielle : “ réhabiliter ” les cheminées de refroidissement en belvédère. Quand je travaillais sur les principes de la peinture, le mur était posé comme le lieu fondateur du tableau, c’est-à-dire que sans mur il n’y a pas de tableau, il n’y a pas même de peinture. Sans paroi il n’y a pas de peinture. On ne peut pas aller en-deçà. La fresque est certainement la forme où l’architecture et la peinture se rassemblent au plus serré. Victor Stoïchita établit un parallèle entre le vocabulaire architectural et le vocabulaire pictural. Il montre que la notion de seuil, de porte, de fenêtre et bien d’autres termes sont communs à l’architecture et à la peinture. Le tableau comme fenêtre ce n’est pas un simple jeu rhétorique. Des peintres comme Hubert Robert inversent la question en imaginant des architectures dans ses paysages peints. Il nous montre ce qui contient la peinture et le lieu d’où se voit le paysage. Ses fabriques sont des inventions qui, dans un mouvement de retournement admirable, seront construites dans des jardins par Hubert Robert. Il y a un passage de l’un à l’autre. Sans architecture il n’y a pas de jardin et le jardin appelle la demeure. Construire une fabrique, qu’on appelle aussi joliment des “ folies ”, est une perspective excitante.
j-p.g _Il y a bien une triangulation esthétique entre peinture, architecture et jardin …
p.l _… ces trois termes sont liés, historiquement, formellement et conceptuellement. Dans le jardin impérial de Katsura (Kyoto), c’est une évidence parfaite. Les maisons de thé dans le jardin ont leurs parois qui coulissent de façon à suivre la course du soleil et à cadrer le jardin en paysages. C’est l’effet tableau.
j-p.g _Tes dessins révèlent, entre la tradition du jardin et ces productions beaucoup plus contemporaines que sont par exemple les échangeurs autoroutiers, un curieux mimétisme des tracés directeurs ou schémas d’implantation. Ces tracés de réalités apparemment antinomiques procèdent étrangement des mêmes motifs décoratifs : volutes, symétries, enroulements, perspectives. C’est assez surprenant de faire apparaître cette similitude à travers des réalités à priori aussi éloignées.
p.l _Le premier projet pour un jardin, sous la forme d’un dessin mural, a été réalisé pour le centre d’art de Rueil-Malmaison, c’était l’aéroport Roissy 1 et 2. On aurait pu penser qu’il s’agissait d’un jardin humaniste. Très peu de personnes ont vu tout de suite un aéroport, alors que je n’avais pas modifié les plans. J’avais simplement gommé quelques aspects techniques pour garder les grandes formes, mais c’était très reconnaissable : les pistes de décollage et d’atterrissage, les dessertes, les deux aéroports. C’était vraiment un très beau projet de jardin. C’est également vrai pour les échangeurs autoroutiers qui s’enchaînent les uns avec les autres. L’idée était de créer une autoroute qui ait tellement d’échangeurs, qu’on mettrait plus de temps pour aller d’un point à un autre que par la nationale, parce qu’on ferait sans cesse des boucles.
j-p.g _Les cartes, quelles qu’elles soient, comme les jardins, convoquent non pas le monde, mais sa représentation. On en revient à nouveau à la question de la représentation. La carte est un espace mental, elle a le caractère arbitraire et de pure abstraction d’un code, mais en même temps elle a une fonction de modélisation du réel. La carte surimpose une grille perceptive sur le réel, comme le langage. La carte a cela de fascinant — que montre ton travail — qu’elle fabrique à la fois du dessin et du réel. Et de la même manière, il me semble que le jardin produit, implique une modélisation du paysage. Il y aurait donc entre la carte et le jardin un même type de relation au réel. Le jardin procéderait d’une vision cartographique du paysage. Ce rapprochement que tu opères est fondé par le fait que ce sont l’une et l’autre des représentations et des “ objets ” qui fabriquent simultanément du dessin et du réel.
p.l _Pour réaliser les dessins muraux de “ projet pour un jardin ” , je pars souvent de cartes liées à l’aéronautique : plans d’aéroports ou cartes de vol, par exemple. La carte permet de réduire à une échelle saisissable ce qui est insaisissable par la vue seule. Elle met à porter de main des territoires très vastes et nous en donne une représentation. Le plan ou la carte sont des représentations qui permettent d’enclencher l’imaginaire et la fiction. C’est vrai aussi pour le jardin qui en tant que représentation nous permet de voir le paysage, à l’instar du Robinson suisse qui découvre “ un peu dans l’éloignement, à un endroit dont l’aspect était enchanteur. Le mur de la roche offrait l’apparence d’une magnifique serre-chaude d’Europe (…) ” (De Wyss _Le Robinson suisse _Lavigne _Librairie-Éditeur _Paris _1851).
où se trame la photographie
j-p.g _On a dit précédemment combien le jardin synthétisait la question de la peinture et de l’architecture. Il faudrait encore évoquer le travail que tu as mené sur les constituants de la peinture, notamment, en dehors d’une problématique du tableau. Tes peintures, tout comme celles qui n’en étaient déjà plus, (Grandes nymphes, principe de corps ou Dessiccation) procédaient de phénomènes d’affleurement ou de sédimentation qui sont presque de l’ordre du paysage ou de la géologie.
Mais il me semble, bien que cela à ma connaissance n’ait pas été remarqué à propos de ton travail, que ce questionnement sur le jardin interroge tout autant la photographie que la peinture. Il se pourrait que la question de l’image photographique circonscrive ce triangle reliant jardin, peinture et architecture. On sait aujourd’hui que le jardin, notamment le jardin romantique, constitue l’un des antécédents esthétiques de la photographie (à travers, par exemple, la question du point de vue). Tout un ensemble de pratiques afférentes à cette esthétique du jardin semble avoir préparé l’appareil photographique comme instrument de vision (du paysage). Je pense notamment à l’épisode, désormais bien connu, du “ miroir de Claude ” (Ainsi dénommé selon l’usage singulier qu’en fit au XVIIIème le peintre paysagiste Claude Le Lorrain. “ Simple miroir convexe teinté en gris, ce qui permettait de réduire l’intensité des couleurs et de mieux faire ressortir les valeurs, comme le fait la photographie en noir et blanc ”, ainsi que le rappelait Jean-François Chevrier en 1984, le “ miroir de Claude ” permettait à l’artiste promeneur de “ cadrer ” des vues pittoresques du paysage environnant…). Cela consonne encore aussi avec la tradition des vedutisti dont on sait qu’ils réalisaient leurs images en utilisant le dispositif de la camera obscura. Le rapport à la fenêtre est évident, tout comme ton travail renvoie fréquemment à la fenêtre. On la retrouve par exemple dans Solitaire/solidaire, et là encore en tant qu’ instrument de vision et de découpe du réel. Les “ oculi ” d’Agrégat évoquent également des instruments d’optique. On retrouve encore les machines de vision dans les paravents d’Univers. En dehors même de cette dimension physique, il y a encore quelque chose proche d’une chimie de la photographie dans tes travaux anciens, comme Grande nymphe, principe de corps qui procède du dépôt, de la pellicule et de l’empreinte, ou encore dans Dessiccation. De nombreux éléments renvoient à cette dimension de l’empreinte qui fonde la photographie. Au delà de la triangulation jardin, peinture, architecture se trouverait donc la photographie. Cette idée s’impose à moi tant il y a de choses dans ton travail qui sont de l’ordre d’une réflexion ou d’une référence photographique, qui usent des procédures de la photographie. On y trouve encore des parentés thématiques avec des œuvres fondatrices de la photographie ; ainsi la thématique du nuage. Or, l’une des séries les plus emblématiques de la photographie ou du photographique est celle des Equivalents de Stieglitz, auxquels tu as peut-être pensés. Tu cites volontiers Hubert Robert, les ruines architecturales constituent elles aussi l’un des genres fondateurs de la photographie.
p.l _On peut ajouter que la première photographie de Nicéphore Niépce a été faite depuis son grenier, en direction de son jardin et à travers une fenêtre.
j-p.g _Tout cela forme une constellation étonnante qui me laisse imaginer que ton travail appartient à la sphère du photographique.
p.l _C’est juste, mais je ne me suis jamais posé la question en termes de photographie. L’appareil photographique est un outil adapté à mon projet et à mes procédures. Il est parfait, il saisit et on sait pertinemment que l’œil photographique n’est pas un œil objectif. On a maintenant une maîtrise et aussi une largeur de vue sur ce que peut être la photographie qui permet une grande lucidité et une conscience de ce que l’on est en train de faire. On a conscience que l’on est en train de cadrer, d’avoir un point de vue. Avec les nouveaux outils numériques, l’usage de la photographie est entré de façon massive dans mon travail. L’image photographique devient une matrice qui va permettre des déploiements dans des formats et sur des supports très différents. Mais je ne me suis jamais considéré comme photographe. J’ai essayé de me servir de la photographie comme un “ peintre ”. Je fais quelque chose qui “ bricole ” autour de la peinture, avec la peinture, avec la photographie, avec aussi vraisemblablement avec la question de l’image et de la représentation.
j-p.g _Je ne pense pas que tu sois photographe. Mais, j’aimerais défendre l’idée qu’on s’est peut-être leurré en pensant que ton travail tournait autour de problématiques de peinture. Je pense qu’il questionne davantage, dans la peinture même des problématiques pré-photographiques. Ce n’est pas un hasard si les peintres que tu cites souvent et qui se trouvent au cœur de cette triangulation jardin-peinture-architecture, notamment Hubert Robert, participent d’une esthétique qui crée précisément les fondements esthétiques de la photographie. Et la photographie est bien moins une invention technologique qu’une élaboration esthétique. Elle est davantage au terme de l’esthétique des Lumières et du Romantisme, qu’elle n’est le fruit d’une suite de découvertes techniques ou physico-chimiques.
Un des traits qui traversent ton travail est un principe de dislocation de l’image, du continuum de l’image, en unités discrètes. On trouve cela dans les scanachromes Nuage déplié en nymphe, dans Paysage intermédiaire, Ectoplasme : prototype, etc. Il y a quelque chose de semblable dans l’exposition naturel & domestique avec ce travail du pli, de la découpe, du module. En fait ce n’est pas un plan, ce sont des modules juxtaposés, jointoyés, mais qui sont découpés, percés, ponctués de ficus. On revient à l’idée d’ unités discrètes et donc de fragments, d’assemblages de fragments, de dislocation. Et cela m’intéresse, non pas dans une logique formaliste, non parce qu’on retrouve de tels échos formels à travers les œuvres. Ton travail procède d’une logique absolument non-formaliste, il relève au contraire de principes très conceptuels, sous-jacents, complexes, intriqués qui trouvent pourtant, me semble-t-il, une forme de vérification ou de cohérence à travers ces motifs récurrents. Cela est à la fois surprenant et à mes yeux convaincant de retrouver ces échos, non pas en tant que tels, mais comme les témoins induits d’une même interrogation qui se répercute à travers des propositions qui pourraient sembler de natures radicalement différentes. Une fois encore, il n’y a pas de césure dans le travail, vers 1994-95, il y a simplement un déplacement de champ d’intérêt. Ces champs différents sont traversés et travaillés par de mêmes questions dont ces échos ou ces résonances formelles ne sont que la trace quasi involontaire.
p.l _Oui, je suis d’accord avec toi et absolument convaincu de çà ! Mais ce n’est pas évident à percevoir, si on n’en prend pas le temps. Pour moi ce qui est important, ce sont les expositions. Les œuvres en tant que telles prennent toute leur valeur, toutes leurs dimensions quand elles sont mises en relation avec d’autres, quand il y a des espaces qui se créent entre elles. Il est important aussi de comprendre comment les choses s’enchaînent parce que les enchaînements ne sont pas simplement des glissements formels, mais souvent des gants qu’on retourne, comme c’est l’intérieur de la chose, on se dit : “ tiens ce n’est plus la même ”. Mais en fait c’est la même, simplement elle a été retournée. Et il se produit un grand mystère lorsque je retourne ce même “ gant ” pour le remettre à l’endroit, ce n’est plus le même endroit. Et quand je le retourne à nouveau, ce n’est plus le même envers, et ainsi de suite. Mon travail se déplace par retournements successifs : on passe d’un endroit à un envers, d’un dessus à un dessous. Il s’opère une discontinuité, parce que les pièces ne sont pas liées visuellement, formellement, mais elles sont liées par un mouvement d’aller-retour, un mouvement rotatif qui les déplace et les transforme. Les discontinuités sont l’indice de la transformation opérée sur un même objet. Je parle de la même chose différemment. C’est une logique qui n’est pas visible, le travail conceptuel et processuel est effacé, si bien qu’on n’a plus que l’objet qui apparaît, tout d’un coup, dans sa nudité, voire dans son extrême aridité. Ce qui pouvait rendre visible ou apparent le lien, disparaît. On n’a des objets qui semblent en déshérence et qui ne retrouvent leur continuité, leur logique qu’au moment de l’exposition ou au travers de catalogues dans lesquels je rassemble ce qui est épars, pour réarticuler des liens qui ne l’étaient plus.
j-p.g _Par la résurgence de quelque chose qui me semble être de l’ordre d’une structure profonde de ton travail (au sens où l’on parle en grammaire générative de la structure profonde de la langue). Ce jeu, de la continuité et de la discontinuité me semble être une des structures profondes de ton travail.