Olivier kaeppelin, entretien, 1992

Philippe Lepeut, Olivier Kaeppelin : entretien
In catalogue Agrégat (principe),
Edition Villa Médicis, Rome, 1992

Olivier kaeppelin : Peut-on parler de votre travail comme étant celui d’un peintre ?

Philippe Lepeut : Certainement, j’adopte ainsi un point de vue qui place mon travail dans un champ théorique, une archéologie, un corpus d’oeuvres. Je fais une distinction entre la peinture et le tableau, car si l’une et l’autre se recoupent, ils ne se superposent pas pour autant. Le tableau se traduit par une apparition formelle, des éléments matériels précis : chassis, toile, peinture, des outils, un format… et une relation particulière au mur. L’intégrité de l’oeuvre, son caractère compact crée une relation détachée par rapport au plan. La peinture doit se comprendre dans un sens plus large, une relation essentielle au mur et au lieu, à l’espace et à l’architecture. Cela peut également rapprocher mon travail de la sculpture, à travers la question du déplacement du spectateur, de la multiplicité des points de vue. Rosalyn Krauss dans un article intitulé « on frontality » parle de l’oblique, de la position latérale, qui ont beaucoup d’importance dans ce que je construis.

Olivier kaeppelin : Vous parliez de champ théorique, de concept ?

Philippe Lepeut : Je remplacerais le mot concept par celui de principe qui traite d’une proposition première constituante. Depuis 1987, dans « baptême/phôtismos, » puis « nymphe, » « dessiccation, » « transfert, » « nuage déplié en nymphe, » et maintenant « agrégat, » un ensemble de principes donne lieu à des développements. C’est une cohérence conceptuelle, un point de vue intérieur. Un flux conceptuel avec des apparitions d’oeuvres.

Olivier Kaeppelin : Vous évoquez des éléments liés les uns aux autres, une certaine mobilité. Vous parlez de flux et vous avez cité le nuage, comment tout cela s’agence-t-il ? S’agit-il de démonstration ?

Philippe Lepeut : Non, disons qu’un travail me semble trouver sa véritable force lorsqu’il peut se nommer précisément. Ce n’est pas démonstratif, il y a toujours un décalage entre les étapes conceptuelles, théoriques et ce qui est véritablement enfoui dans l’oeuvre.

Olivier Kaeppelin : Peut-on parler de ce flux ?

Philippe Lepeut : La peinture- et à travers elle des idées- circulent d’un principe à l’autre. C’est là le flux principal. Entre les principes, il y a des conjonctions, rien n’est clos, des éléments se mêlent. Chaque principe relance la question de la peinture en multipliant les angles d’attaque. Je me sens devant une impossibilité à représenter de façon globalisante. Chaque principe porte en lui sa fin et la promesse de celui qui suivra, mais qui reste à inventer.

Olivier Kaeppelin : Il y a donc un grand nombre de points de vue. C’est un paradoxe intéressant car si le « point » est fait dans le sens photographique, quelque chose, au sein de l’image, ne cesse cependant de bouger.

Philippe Lepeut : « rond dans l’eau, » « nymphe, » sont effectivement des réalités mouvantes, mais aussi permanentes. En même temps, comme le nuage, ce sont des formes qu’on peut répertorier : cumulus, nimbus, stratus… et ces formes, pourtant nommables, sont toujours différentes et n’épuisent jamais la surprise.

Olivier Kaeppelin : Qu’est-ce qu’un « principe » pour vous ?

Philippe Lepeut : C’est le moment du prototype, du modèle. Après je suis dans la reconduction, le développement. L’ »agrégat » le plus manifeste que j’ai réalisé est la première version, le numéro zéro. C’est celle qui est à même le mur de l’atelier, vouée à la disparition, puisque je l’effacerai en partant. Pour « nymphe » ou « baptême/phôtismos, » il en va de même, le prototype est toujours voué à disparaître. Ensuite, il donne naissance à une production, mais c’est la mise en place du protocole qui m’intéresse, la virtualité qu’il contient.

Olivier Kaeppelin : Pourquoi le répéter ?

Philippe Lepeut : Nous sommes dans un système où il faut que les oeuvres se montrent. Mais dans le protocole comme dans la répétition, il y a quelque chose qui induit du « numérique. » Les « nuages dépliés en nymphes » sont des nuages « numériques. » Cet aspect du virtuel m’intéresse, l’informatique permet d’activer et d’actualiser, à tout moment, des banques de données à travers des protocoles. A l’Ecole des Arts Décoratifs, j’ai une banque de données concernant douze nuages que je peux à tout instant actualiser.

Olivier Kaeppelin : Vous travaillez sur la virtualité, la mobilité de la pensée. Tout ceci peut à tout moment prendre forme. Y a-t-il pourtant des éléments qui n’atteignent jamais cet état ?

Philippe Lepeut : Oui, bien sûr, les principes s’élaborent lentement. Il y a un important travail de manipulation, d’expérimentation et de notation-dessins (lavis). Je pars souvent avec une ou plusieurs idées (relevant plutôt de l’intuition) qui vont confluer ou s’exclure pour finalement.prendre forme. Car in fine, il faut que l’oeuvre existe plastiquement.

Olivier Kaeppelin : Parlons des figures de nuages, des « agrégats. »

Philippe Lepeut : Il y a, dans mon travail, comme un jeu de contraires. Je suis, en fait, parti de la liquidité et le nuage serait cette forme solide du liquide. Jeu d’inversion, de retournement permanent. De l’eau au nuage, du nuage à l’eau, de la représentation de l’eau à sa substance (les « ronds dans l’eau, » les »bulles »). Va-et-vient entre la chose et son contraire, sa représentation, son action. A chaque fois que l’on se retourne, on se retrouve décalé. On est dans un mouvement tournant qui pose la question des flux. Dans mon premier catalogue figurait un poème de Coleridge, « Kubla khan, » qui débute par l’apparition du fleuve sacré Alphée. Ce fleuve traverse l’histoire de l’art. Poussin le représente dans la première version de « Et in arcadia ego, » qui se trouve d’ailleurs à Rome. C’est un thème emblématique qui anime mon travail depuis 1985 et prends des apparitions formelles extrêmement hétérogènes .

Olivier Kaeppelin : Est-ce que la question de la liquidité, du changement de règne, indépendamment d’une interprétation philosophique peut être comprise comme une proposition poétique ?

Philippe Lepeut : De même que les principes que je mets en place sont matriciels, on pourrait parler d’une liquidité matricielle. Il y a un sens dans l’eau, dans le déplacement d’un point à un autre, une vectorialité inéluctable. Avez-vous remarqué combien Rome est une ville d’eau, jusque dans les petites grottes des églises baroques ?

Olivier Kaeppelin : Parlons de la conception des « agrégats » qui s’est déroulée à Rome. Tout a commencé par l’idée de panoramique.

Philippe Lepeut : La qualité des nuages m’a frappé en arrivant à Rome. Ils induisent un cadre élargi. J’ai tout de suite sû qu’ils seraient mon motif romain. Avant çà, il y avait déjà eu le travail des « nuages dépliés en nymphes » effectué à Paris. Les nuages sont un élément très important dans les plafonds baroques des églises. Ils sont des éléments architecturaux de la peinture où l’espace va vers l’infini. Le nuage est le dernier élément entre nous et Dieu, la dernière forme solide, sorte de marche-pied entre la terre et l’éther, entre la physique et la métaphysique. Le nuage est un « passage, » un passage d’un espace physique à un espace mental.

Olivier Kaeppelin : Vous parlez du baroque.

Philippe Lepeut : L’histoire de la peinture traverse mon travail comme un substrat qui le nourrit. Les « agrégats » sont constitués par la question des modifications du point de vue. Dans mon oeuvre, l’oblique était déjà en place mais il se trouve que la posture baroque l’a affirmée à travers les notions de points de vue, de déplacement du spectateur, d’ondes, d’oculus. Ainsi, le plafond de Saint-Ignace est un prototype de la peinture baroque. Le cercle de marbre au sol permet un point de vue sur le plafond de la lanterne que l’on perçoit concave mais qui, en fait, est plat. On ne sait pas où commence l’architecture et où s’arrête la peinture. Si on bouge tout se défait, ce qui donne lieu aux anamorphoses, aux images doubles.

Olivier Kaeppelin : Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’oblique

Philippe Lepeut : Initialement l’oblique était une manière de décoller la peinture de la paroi et d’affirmer sa relation au mur. La peinture est liée au mur, on ne tourne pas autour. Faire sortir la peinture du mur avec des chassis de plus en plus épais était une manière d’augmenter la perception de la tranche et aussi de l’arrière. Le chassis des « nymphes » fait 20 cm d’épaisseur, il apparaît comme une structure participant de l’oeuvre. L’oblique est cet écart du corps vers l’arrière.

Olivier Kaeppelin : Qu’est-ce que l’arrière ? Est-ce une structure ou une machinerie physique induisant une machinerie mentale ?

Philippe Lepeut : Disons une machinerie. « Si je ne le vois pas, Dieu le voit ». Cela oblige à tout penser, à la fois ensemble et en moments séparés, en déplacements.

Olivier Kaeppelin : On a devant votre travail le sentiment d’un « cosmos. » L’eau, les nuages, sont-ils des agents de liaison avec la totalité ?

Philippe Lepeut : On est bien entendu dans un écosystème mais mes objets sont toujours mentaux, ils n’appartiennent pas au quotidien. La pensée serait comme un trou noir, au sens astronomique, laissant voir des évènements, des objets comme des témoins. Ces objets sont à interroger pour ce qu’ils sont, pour retourner à la pensée, quitte à ce qu’il y ait un déplacement par rapport à la pensée initiale. Ce n’est pas important. L’essentiel est qu’un autre flux se constitue.