Michel Weemans, images captives, 1996

Images captives
Michel Weemans
In catalogue Tenir ensemble, édité par le Musée Buffon, Montbard, 1997

Depuis 1990 les oeuvres de Philippe Lepeut se sont distanciées de la peinture, ou tout au moins d’une configuration matérielle identifiée à la peinture. Ses travaux ne consistent plus en des images cadrées sur un support de toile ou de papier. Leur forme n’est plus celle du tableau, mais ils n’en continuent pas moins de composer avec les éléments (supports et fonds, couches de pigments colorés, transparences) de la peinture, voire avec les motifs de ses peintures antérieures où des superpositions de voiles et de graphismes perspectifs évoquaient des sources et des bains antiques. Les images ou les dispositifs visuels qui se succèdent depuis sont appelés principes. Chacun d’eux est daté de sa mise au point et donne lieu à une suite d’oeuvres multiples. Virtuellement chaque principe est ouvert à la réalisation de futures variations dont certaines s’échelonnent sur plusieurs années. Chaque oeuvre-principe porte un titre : « Baptême/phôtismos » (1989), « Grande nymphe, principe de corps » (1990), « Dessiccation » (1990), « Nuage déplié en nymphe » (1991), « Transfert » (1991), « Agrégat » (1992), « Ectoplasme : prototype » (1993), « Paysage intermédiaire » (1995), « Solitaire/solidaire » (1996), « Oculus » (1996), “Projet pour un jardin » (1996).
Le caractère multiple d’un principe daté de 1990 et intitulé « Dessiccation », consiste en l’exécution d’une série d’oeuvres régies par un protocole défini au préalable. Un moule conçu à cet effet reçoit quotidiennement différentes couches de peinture qui, en séchant, formeront un carré épais et compact de couleurs. La main du peintre s’efface au profit du lent travail de la peinture qui se forme elle-même au cours des semaines dans l’obscurité de l’atelier.
Les principes suivants : « Nuage déplié en nymphe » ou « Agrégat » existent en plusieurs exemplaires et en « variations », mais peuvent théoriquement se matérialiser en un nombre virtuellement infini d’ « exemplaires »1.
On le voit, un principe désigne à la fois ce qui est à la base, au commencement, et la règle qui doit guider une activité. Le principe est dans un ordre idéal la règle qui donne lieu à une succession réelle de faits. Il est à l’origine et il suppose une multiplicité. C’est sous cette double modalité – de régression originaire d’une part, et de forme multiple de l’autre – que j’aimerais décrire quelques aspects des oeuvres que Philippe Lepeut nomme principes.

La particularité des principes tient au fait que l’existence de l’oeuvre consiste non pas seulement dans les variations des images ou des objets exécutés matériellement, mais aussi dans le principe lui-même, au sens d’une règle préliminaire qui donne les indications d’exécution. L’oeuvre que désigne chaque principe n’est réductible ni aux exécutions ni à l’énoncé verbal préalable (qui en l’occurrence demeure archivé et connu seulement par l’artiste). Cette division de l’oeuvre en un protocole qui fonctionne comme notation et le mode particulier de multiplicité induit par ce fonctionnement, rattachent les principes de Philippe Lepeut à certaines pratiques antérieures. La première et lointaine antécédance historique d’un fonctionnement similaire dans le domaine pictural a inauguré un changement de conception inédit, aussi radical que les changements qui se sont imposés à l’art, de l’extérieur, par les techniques de reproductibilité. Je veux parler des « Tableaux téléphonés » de Moholy Nagy, qui ont pour origine l’idée d’expérimenter des formes de multiplicité picturale qui soient adéquates à la civilisation industrielle2.
Si l’expression de « Tableau téléphoné » se référait au téléphone qui ne fut que l’instrument de transmission des données diagrammatiques, ce qui constitue la nouveauté essentielle de ces peintures est le principe de leur réduction à un diagramme et de l’exécution, à partir de celui-ci, d’« exemplaires », et non pas de copies, ce qui supposerait un original. C’est par ce moyen que les « Tableaux téléphonés » donnent lieu à un phénomène de multiplicité distinct de la « reproduction » au sens d’empreinte issue d’une matrice originale. Avec ce principe la même oeuvre est reproductible indéfiniment, par le biais ou non de techniques industrielles, à partir du diagramme et des données verbales qui l’accompagnent. Autrement dit, pour la première fois dans l’histoire de l’art, un mode de multiplicité semblable à celui qui caractérise la musique ou les oeuvres littéraires est appliqué à la peinture, un mode de multiplicité que le théoricien Nelson Goodman a appelé, en 1968, “allographisme”3. Les arts qu’il appelle allographiques sont essentiellement la littérature, la musique, l’architecture, la danse. Pour définir le fonctionnement allographique d’une oeuvre, qu’il oppose aux arts « autographiques », Goodman part de données empiriques. Il observe en premier lieu qu’il n’y a pas de sens à parler de contrefaçon ou d’authenticité concernant les oeuvres allographiques. Mais surtout, trait définitoire essentiel, que ces arts fonctionnent tous par le biais d’une notation, d’un système notationnel qui permet la réitération d’un nouvel exemplaire de telle ou telle oeuvre, qu’il s’agisse d’une oeuvre musicale, littéraire ou architecturale. Est allographique, selon Goodman, tout art susceptible de notation. A l’inverse, ce qui définit une oeuvre autographique, tableau ou sculpture, est que cette oeuvre consiste en un objet matériel dont l’authenticité est garantie par son histoire de production : le fait que cette oeuvre ait été produite par son auteur. Certaines oeuvres autographiques sont uniques, et chaque phénomène de réitération de cet objet ne sera pas considéré comme un nouvel exemplaire de l’oeuvre mais comme une copie ou une reproduction4.
Goodman en vient à émettre l’hypothèse d’une émancipation progressive de l’autographique vers l’allographique. A l’origine toute oeuvre en tant qu’elle est improvisée par un individu singulier est autographique. Il en fut ainsi pour la musique avant que ne soit lentement mis au point au cours de l’histoire la notation musicale. Suivant une évolution historique les arts qui à l’origine sont autographiques peuvent tous tendre vers l’allographique. Or le seul art pour lequel Goodman fait exception est la peinture, au nom d’une impossibilité de principe qui s’explique par le caractère discontinu qu’induit la notation.
En effet la multiplicité d’exemplaires de l’oeuvre allographique qui résulte du principe notationnel suppose dans le continuum perceptif d’une oeuvre l’introduction d’une discontinuité, d’une grille : la notation en musique, le langage verbal pour une oeuvre littéraire, le plan en architecture – qui fonctionne par unités discrètes. Gérard Genette a judicieusement distingué – dans ce fonctionnement qu’il définit comme une opération d’analyse et de réduction de l’oeuvre en un objet idéal – ce qu’il appelle les propriétés « constitutives” de l’oeuvre allographique – celles que retient la notation – et ses propriétés contingentes qui s’ajoutent lors de l’exécution, ou de l’interprétation à l’exemplaire matériel à travers lequel l’oeuvre se manifeste.5
Si Goodman postule l’impossibilité de principe d’une notation picturale, cela s’explique par le fait que dans une peinture chaque trait constitutif est jugé “pertinent” et que l’histoire de production de l’objet matériel (la main de l’auteur) reste définitoire. Ces conditions sont celles d’une convention, d’un consensus, qui rend impossible en principe l’évolution allographique de la peinture.
Or cette impossibilité de principe d’une notation picturale, déjà remise en cause par l’expérience restée sans suite des “Tableaux téléphonés”, se trouvait – l’année même où Goodman publiait ses “Langages de l’art” – contredite par cette nouvelle tentative d’allographisation de la peinture que sont les “Wall drawings” de Sol LeWitt, lesquels consistent en descriptions verbales et diagrammes préalables à leur exécution. La particularité de ces dessins muraux tient à ce que l’oeuvre consiste non pas simplement en un dessin mais en un énoncé verbal préalable à l’exécution par quiconque d’un nombre virtuellement infini d’exemplaires. Or si théoriquement la multiplicité des dessins est infinie, leur exécution n’en demeure pas moins marquée par des traits autographiques. Peut-être faudrait-il parler, à propos des oeuvres comme les “Tableaux téléphonés”, ou bien les “Wall drawings”, qui seront suivis par les “Définitions-méthodes” de Claude Rutault, les “Statements” de Lawrence Weiner, de pratiques mixtes, qui tendent à l’allographisme tout en gardant des traits autographiques6. Si le principe dénotationnel permet d’évoquer le passage du régime autographique à celui allographique, ce passage n’est pas total. L’équivocité de la dénotation, la liberté d’exécution parfois incomplète, l’expérience d’assistants attitrés, les ajustements de la main même de l’artiste, font que l’exécution reste soumise à des traits autographiques. On peut dire que les principes de Philippe Lepeut sont allographiques du point de vue de leur caractère multiple induit par la division de l’oeuvre dans son mode d’existence en un principe et en l’exécution d’exemplaires. Mais ils demeurent autographiques par l’exécution qui reste essentiellement le fait de l’auteur. Encore faut-il là distinguer les principes tels que “Nymphe” ou “Dessiccation”, qui font appel à un savoir-faire manuel et ceux, tels que “Nuage déplié en nymphe” ou “Transfert”, qui intègrent l’image photographique et l’informatique. Or, si la voie de la notation n’est pas, en théorie, celle de la reproduction, il en est peut-être autrement aujourd’hui alors que nous passons d’une reproduction analogique à une reproduction numérique qui relève d’un système de notation. Dans “Nuage déplié en nymphe” et dans la plupart des principes suivants, les images procèdent d’un enregistrement numérique qui réduit précisément la distinction – qui dès lors n’est plus aussi absolue – entre notation et reproduction, ce qui conduit à imaginer qu’à une émancipation allographique, par notation, de tous les arts, puisse s’ajouter ou se substituer une allographisation par reproduction.

“Paysage intermédiaire” juxtapose les fragments d’un paysage énigmatique – une image de dislocation puisqu’il s’agit d’une photographie prise en Scandinavie de la surface d’un fleuve en dégel – et ce qui constitue la condition de visibilité et de multiplication de l’image : sa dislocation en unités discrètes, infimes – correspondant à l’analyse numérique de l’image – indiscernables à l’oeil nu et ici agrandies. Qu’il s’agisse d’un motif de la désagrégation comme celui d’une surface de fleuve en dégel dans “Paysage intermédiaire” ou des motifs de l’instable, du flux, de l’indéfini – reflets sur un mur, ronds à la surface de l’eau, ombres passagères sur une verrière, course de nuages – “Agrégat”, “Transfert”, “Ectoplasme : prototype” – il y a dans chaque principe une parfaite adéquation entre le signifiant et le signifié, que l’on se réfère à leur caractère allographique7 ou numérique. Les panneaux juxtaposés de “Paysage intermédiaire” soulignent la corrélation entre la dislocation du motif et celle inhérente aux points numériques qui constituent l’image dans son fondement invisible. La concordance entre le medium et le motif représenté, entre l’intensité de l’illusion et la précarité de l’image, atteint un parfait accomplissement avec les “Oculi” qui montrent les points agrandis de l’image numérisée d’un nuage, motif de l’instable, “à la jointure du visible et de l’invisible, du linéaire et du pictural”8. Wölfflin s’étonnait des dessins de Léonard qui “a pu trouver une expression linéaire pour les objets les moins plastiques”, entamant une tradition linéaire qui culmine avec les séries de nuages gravés au 18ème siècle par Cozens, première tentative soucieuse de repérer et de répertorier dans les nuages une stabilité qui réponde peut-être à cette idée du “Rêve de d’Alembert” selon laquelle tout corps n’est qu’un instable agrégat. Rien de linéaire cependant dans les nuages des “Oculi”, où les points “magnifiés” – comme chez Lichtenstein – prennent corps dans la matière translucide et épaisse de la résine, renouant dès lors avec cette autre tendance de l’histoire de la peinture où la fonction du nuage est liée “à la composante sensible de la peinture, à sa matérialité, sinon à la couleur dans son opposition à la délinéation”9.
Au sens strict, le passage des arts plastiques à l’allographisme ne s’effectue pas totalement, on a affaire à des pratiques mixtes dont le fonctionnement intègre des traits allographiques et autographiques. L’une des constantes de ces pratiques mixtes – comme si l’opération mentale de réduction à un objet idéal qui définit le fonctionnement allographique appelait en contrepartie, au moment de l’exécution, la matérialité, la présence corporelle de la dimension architecturale – est le lien qu’elles entretiennent avec le cadre de leur exécution, le lieu architectural, voire institutionnel. L’insistance sur le caractère contingent et matériel de l’exécution de l’oeuvre soumise à un fonctionnement allographique partiel toujours présent dans les principes aboutit – avec “Ectoplasme : prototype”, “Solitaire/solidaire” et “Oculi” – à la notion de prototype. L’idée de modèle initial d’objets fabriqués en série signifie que le caractère multiple reste présent, mais, la fonction allographique étant supposée par le fonctionnement même de l’image numérique, l’oeuvre se définit davantage à partir de son exécution première.
La tendance allographique inaugurée par la tentative des “Tableaux téléphonés” constitue l’une des réponses de l’art de ce siècle à la “reproductibilité” que Benjamin dans son essai de 1936 décrivait comme la condition définitoire de l’art de ce siècle, un phénomène qui a non seulement transformé notre rapport aux oeuvres mais la nature même des oeuvres, et dont les effets sont d’une part la prévalence de la reproduction multiple sur l’original unique et d’autre part une atrophie de l’expérience visuelle.
On pourrait rapporter les réponses de l’art au phénomène de la reproductibilité qui se succèdent avec une diversité toujours renouvelée, à deux tendances. La première regrouperait les oeuvres qui répondent au phénomène de la reproduction en empruntant, ou bien en inventant des formes multiples10. Une deuxième tendance rassemblerait les oeuvres qui, à la prévalence de la reproduction et à l’atrophie de l’expérience perceptive, ont répondu par une esthétique “auratique”, en opérant un retour sur les conditions fondatrices du visuel11. Les principes de Philippe Lepeut me semblent conjuguer cette double tendance, par leur caractère multiple particulier, mais aussi par la troublante insistance avec laquelle ils interpellent notre expérience visuelle.

Les premières oeuvres de Philippe Lepeut à s’éloigner de la peinture, ou plutôt de cette adhérence de la peinture à la forme tableau, sont régies par un principe baptisé “Grande Nymphe, principe de corps” (1990) : à la surface d’un bassin une feuille vient effleurer et figer les floraisons mystérieuses et infinies que dessinent en flottant et en se mélangeant des huiles colorées. Tout se passe comme si les principes ne s’éloignaient du tableau que pour mieux retrouver une forme plus originaire de la peinture. Le principe des “Nymphes” ne rejoint-il pas ce mythe d’origine de la peinture que l’on doit à Alberti qui emprunta à l’antiquité l’histoire de Narcisse pour en faire : “l’inventeur de la peinture (…) changé en fleur. Car, s’il est vrai” ajoutait Alberti, “que la peinture est la fleur de tous les arts, alors la fable de Narcisse convient parfaitement à la peinture. La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser la surface d’une fontaine ?” Au principe narcissique des “Nymphes”, figures figées par un affleurement à la surface de l’eau, succède celui d’un fond de couleurs pétrifiées par un lent assèchement : les “Dessiccations”. Comme si à Narcisse succèdait Echo – la plus célèbre des nymphes dédaignée par Narcisse, qui disparut au fond de la forêt où, enfouie sous les feuillées pour y cacher sa honte, elle se dessécha jusqu’à se métamorphoser en un rocher – les blocs compacts de fonds de couleurs des “Dessiccations” sont le résultat d’un lent assèchement, puis d’un renversement, du fond en surface, qui révèle les oscillations aléatoires des couleurs enfouies. Plus encore peut-être que les “Nymphes”, les “Dessications” reproduisent les fameux effets de “marmo fintti”, ces images que Vitruve situe à l’origine de la peinture, lorsque les anciens ont représenté sur les enduits les diverses veinures du marbre. On sait que c’est à leurs contours, leurs couleurs, leurs formes indéfinies et instables que les marbres doivent cette vertu magique de potentialité de toute figuration ; la littérature artistique, de l’Antiquité ou de la Renaissance, ne manque pas d’anecdotes témoignant de ce que l’imagination peut trouver dans ces images produites par la nature. Cette virtualité projective, le marbre la partage avec cette autre figure de l’instable et de l’indéfini qui devient lui aussi un motif récurrent des principes : le nuage. Dans “Nuage déplié en nymphe” puis dans les différentes versions de “Agrégat”, l’image est confrontée à une précarité, à la fugacité d’une apparition aux contours indécis qu’un dessin à la mine de plomb fixe parfois à même le mur (“Agrégat, 1ère version”, 1992). Tout aussi fugace et indéfinie est l’ombre passagère et fantômatique qui surgit dans “Ectoplasme : prototype” dont le motif provient de photographies prises par Philippe Lepeut dans son atelier à Rome. Sur l’une d’elles, on croit reconnaître le ciel avant de distinguer qu’il s’agit du paysage qui pénètre le soir à travers la grande verrière aux carreaux anciens et irréguliers et se projette en un réseau de reflets striés et fluides sur le mur de l’atelier. Dans “Solitaire/solidaire” l’ambivalence de cette photographie se voit accentuée par l’impression de l’image sur un voile fixé à une structure en bois qui semble répéter la verrière. Fugacité, ombre et absence nourrissent les principes qui retrouvent alors cette autre scène qui place l’origine de la peinture dans le dessin de Dibutades traçant sur un mur l’ombre projetée de son amant.

“Nymphe” et “Dessiccation” relèvent d’une autre forme élémentaire de la peinture : si l’on soustrait de la peinture le dessin, ce qui demeure, selon Benjamin12, c’est la peinture dans sa forme originaire : la tache. Benjamin effectue sa réflexion sur la peinture selon une logique oppositionnelle du couple signe/tache qu’il interprète en cherchant à les définir mutuellement dans leur état absolu. Il ramène alors la tache de sa nature mythique ou mythologique et présente des exemples souvent tirés de la Bible : les stigmates du Christ, les marques qui apparaissent sur les maisons des israélites dans la Bible, ou encore la rougeur sur un visage sont les exemples d’apparition de la tache dans sa nature absolue. Chacun d’eux évoque la tache en tant qu’elle a à voir avec la surface et relève de la verticalité, voire de la muralité – pour cette raison, rappelle-t-il, les fresques précèdent historiquement le tableau. Pour la décrire le plus exactement il suggère aussi “une configuration colorée apparaissant sur le mur (qu’elle en ressorte ou qu’elle y soit projetée)”13, comme dans les phénomènes que produit la lanterne magique, ou comme dans ces vers qu’il cite de Chamisso :
“Sur les bords de la coupe brille le soleil,
peignant des entrelacs vibrant sur le mur”.
Configuration transitoire, ce dernier signe distinctif de la tache, ajoute Benjamin, a une signification temporelle et est lié à l’unicité14, à une apparition fugitive, voire spectrale. L’histoire originaire de la peinture ébauchée dans quelques textes fragmentaires aboutit à l’idée centrale d’un entrelacement originaire du signe et de la tache : il n’y a pas d’apparition pure de l’un ou de l’autre, pour que la tache apparaisse, il faut l’instance du signe qui la nomme. L’image en tant qu’elle apparaît est décrite selon le modèle d’une complicité originaire, d’un entrelacement du signe et de la tache, qui est le lointain écho du regard auratique qu’il définira comme “trame”. Aux essais sur la tache et le signe succède une réflexion sur le regard, dans sa forme originaire – chez l’enfant ou dans l’expérience du haschich15 – où il est décrit comme “écran ornemental”, entendu à la fois comme écrin où loge la chose et comme écran, entrelaçant ici encore, tramant surface et graphisme, voile à travers lequel s’exerce la perception. C’est à l’occasion de l’expérience visuelle d’un paysage contemplé à travers une fenêtre que Benjamin définit pour la première fois la notion d’aura (un “souffle” en latin). Devant cette fenêtre flotte un rideau de dentelle à travers lequel transparaît le paysage. Associant le proche et le lointain, l’espace et le temps, l’auratique et l’érotique : “Les rideaux sont les interprètes de la langue du vent. Ils donnent à chaque souffle la forme et la sensualité des formes féminines”16. A travers la fenêtre le paysage devient image captive d’un “voile qui est suspendu immobile et désire ardemment un souffle qui l’agite”17 .Le voile, qui comme le nuage18 ne donne à voir qu’en dissimulant, fait de “Solitaire/solidaire” la synthèse élégante et complexe des principes antérieurs – “Transfert”, “Agrégat”, “Ectoplasme : prototype” – c’est-à-dire de ces dispositifs visuels où ce qui importe ne réside pas tant dans ce que l’on peut appréhender et cerner, que dans le fait que l’on ne perçoit qu’à travers la précarité d’une image, à travers un agrégat de points de vue fugaces et ambivalents.

Hormis leur configuration matérielle, les principes n’en finissent pas d’évoquer la peinture dans ses constituants élémentaires ou dans ses mythes originaires (Philippe Lepeut avoue que la peinture est le flux qui circule d’un principe à l’autre). De chacun de ces récits qui situent la scène originaire de la peinture sous le régime de l’ombre, de l’absence, du hasard, de la surface, de la muralité, on peut retenir que la peinture surgit au-delà de la configuration formelle du tableau. Mais encore, et surtout, que dans sa forme originaire la peinture est soumise à une précarité, c’est-à-dire qu’elle surgit toujours comme ce qui reste du visible, comme la trace de son absence. Par fragments, par bribes, les principes gardent de la peinture une certaine solidarité murale, son apparition en surface, sa signification spectrale, ou son surgissement comme voiles qui la dissimulent et la supportent. Ce qu’ils nous disent – alors que les “nouvelles images” entretiennent le fantasme, régressif s’il en est, de rentrer dans l’image – n’est-ce pas ce que nous apprennent les mythes originaires de l’image où ce qu’il s’agit toujours d’éprouver, c’est la distance face à l’image et sa différence insurmontable ?

Notes

2 : En 1922, il commande par téléphone une série de tableaux, en porcelaine émaillée sur métal, à une usine d’enseignes publicitaires. Les “Tableaux téléphonés” consistent alors en deux éléments “notationnels”, une esquisse des tableaux sur papier millimétré et une gamme d’échantillons de couleurs industrielles utilisées par l’usine d’enseignes. A l’autre bout du fil le fabricant d’enseignes reporte, sur une feuille de papier millimétré semblable à celle de Moholy Nagy, la composition qu’il lui dicte, en inscrivant les formes dans les cases correspondant à leur position.
3 : Nelson Goodman “Langages de l’art” (1968), trad. française éd. J. Chambon, 1990. L’opposition entre arts autographiques et allographiques consiste en une différence de “régime d’immanence” : n’importe quel exemplaire d’une même oeuvre permet une réception pleine et directe de cette oeuvre, alors qu’une copie ou une reproduction en sont des manifestations indirectes. Sur la distinction immanence/transcendance de l’oeuvre, cf Gérard Genette, “L’oeuvre de l’art”, Seuil, 1994.
4 : La différence entre arts autographiques et allographiques n’étant pas celle entre arts à objets uniques et arts multiples puisqu’il existe des oeuvres autographiques multiples.
5: Gérard Genette op. cit., chap. 6 : “Le régime allographique”. Le passage du régime autographique d’un art comme la peinture, au régime allographique consiste en une opération de sélection de traits, “pertinents” dit Goodman, “constitutifs” pour Genette, pour une itération de l’oeuvre en un nouvel exemplaire.
6 : La tendance allographique de chacune de ces pratiques est ce qui les distingue évidemment des oeuvres autographiques multiples, ou encore de la délégation du faire qui devient une tendance courante notamment depuis l’art américain des années soixante.
7 : qui suppose la stabilité des propriétés constitutives de l’objet d’immanence idéal et les propriétés contingentes, mouvantes et changeantes, de chaque manifestation ou exécution. A cet égard P.L. définit les thèmes de ses principes comme “réalités mouvantes mais aussi permanentes.” “Comme les nuages ce sont des formes qu’on peut répertorier : cumulus, nimbus, stratus … et ces formes, pourtant nommables, sont toujours différentes et n’épuisent jamais la surprise.”
8 : Heinrich Wölfflin, “Principes de l’histoire de l’art”, cité par Hubert Damisch in “Théorie du nuage”, Seuil, 1972.
9 : idem.
10 : Parallèlement à des stratégies contemporaines – les oeuvres de H.P. Feldmann, J. Kosuth, et la décennie suivante celles de B. Kruger, S. Levine, R. Prince, qui empruntent les supports et les voies multiples des medias de masse – peut-être pourrait-on interpréter les exemples d’allographisme pictural comme une réponse à l’ubiquité réductrice de la reproduction, à la déformation et à la réduction des oeuvres à leur image.
11 : C’est l’optique selon laquelle G. Didi-Huberman aborde l’art minimal dans “Ce que nous voyons, ce qui nous regarde”, Minuit, 1994.
12 : Walter Benjamin “Peinture et graphisme” et “De la peinture ou signe et tache” (1917) trad. M. Coelen, S. Marten, in Interlope la curieuse n° 13.
13 : “Peinture et dessin” op. cit., p. 192.
14 : “Quand il rougit, l’homme prend une couleur passagère : une tache (“Mal”) apparaît sur son visage, et disparaît à nouveau.” (“De la peinture ou signe et tache”) “Mal” signifie “tache” mais peut aussi, comme en français, désigner la “faute”, ou encore “fois” : ainsi l’unicité de chaque “Mal” lie l’émergence de la tache (“la tache émerge”) à “l’unique apparition de l’”aura”, que Benjamin définit comme un “cocon” (“Gespinst”) entourant la chose (“Gespinst” mot qui en allemand évoque aussitôt “Gespenst” : spectre, apparition). Sur la sémiotique de Benjamin en tant qu’associations paragrammatiques cf Marcus Coelen “…”
15 : “La couleur tel que l’enfant la considère”, et “Ecrits sur le haschich”.
16 : “Ecrits sur le haschich” p. 83.
17 : idem, p. 100.
18 : Le nuage que Damisch définit, en le rapprochant du motif du voile, comme “l’un des signes électifs de la représentation, dont il manifeste à la fois les limites et la façon de régression infinie sur laquelle il se fonde.” Op. cit. p. 90. »>1 : “Les “Nuages dépliés en nymphes” sont des nuages “numériques”. Cet aspect du virtuel m’intéresse, l’informatique permet d’activer et d’actualiser, à tout moment, des banques de données à travers des protocoles.” Philippe Lepeut, entretien avec Olivier Kaeppelin, in Catalogue Philippe Lepeut, “Agrégat”, Académie de France à Rome, Villa Médicis, 1992.
2 : En 1922, il commande par téléphone une série de tableaux, en porcelaine émaillée sur métal, à une usine d’enseignes publicitaires. Les “Tableaux téléphonés” consistent alors en deux éléments “notationnels”, une esquisse des tableaux sur papier millimétré et une gamme d’échantillons de couleurs industrielles utilisées par l’usine d’enseignes. A l’autre bout du fil le fabricant d’enseignes reporte, sur une feuille de papier millimétré semblable à celle de Moholy Nagy, la composition qu’il lui dicte, en inscrivant les formes dans les cases correspondant à leur position.
3 : Nelson Goodman “Langages de l’art” (1968), trad. française éd. J. Chambon, 1990. L’opposition entre arts autographiques et allographiques consiste en une différence de “régime d’immanence” : n’importe quel exemplaire d’une même oeuvre permet une réception pleine et directe de cette oeuvre, alors qu’une copie ou une reproduction en sont des manifestations indirectes. Sur la distinction immanence/transcendance de l’oeuvre, cf Gérard Genette, “L’oeuvre de l’art”, Seuil, 1994.
4 : La différence entre arts autographiques et allographiques n’étant pas celle entre arts à objets uniques et arts multiples puisqu’il existe des oeuvres autographiques multiples.
5: Gérard Genette op. cit., chap. 6 : “Le régime allographique”. Le passage du régime autographique d’un art comme la peinture, au régime allographique consiste en une opération de sélection de traits, “pertinents” dit Goodman, “constitutifs” pour Genette, pour une itération de l’oeuvre en un nouvel exemplaire.
6 : La tendance allographique de chacune de ces pratiques est ce qui les distingue évidemment des oeuvres autographiques multiples, ou encore de la délégation du faire qui devient une tendance courante notamment depuis l’art américain des années soixante.
7 : qui suppose la stabilité des propriétés constitutives de l’objet d’immanence idéal et les propriétés contingentes, mouvantes et changeantes, de chaque manifestation ou exécution. A cet égard P.L. définit les thèmes de ses principes comme “réalités mouvantes mais aussi permanentes.” “Comme les nuages ce sont des formes qu’on peut répertorier : cumulus, nimbus, stratus … et ces formes, pourtant nommables, sont toujours différentes et n’épuisent jamais la surprise.”
8 : Heinrich Wölfflin, “Principes de l’histoire de l’art”, cité par Hubert Damisch in “Théorie du nuage”, Seuil, 1972.
9 : idem.
10 : Parallèlement à des stratégies contemporaines – les oeuvres de H.P. Feldmann, J. Kosuth, et la décennie suivante celles de B. Kruger, S. Levine, R. Prince, qui empruntent les supports et les voies multiples des medias de masse – peut-être pourrait-on interpréter les exemples d’allographisme pictural comme une réponse à l’ubiquité réductrice de la reproduction, à la déformation et à la réduction des oeuvres à leur image.
11 : C’est l’optique selon laquelle G. Didi-Huberman aborde l’art minimal dans “Ce que nous voyons, ce qui nous regarde”, Minuit, 1994.
12 : Walter Benjamin “Peinture et graphisme” et “De la peinture ou signe et tache” (1917) trad. M. Coelen, S. Marten, in Interlope la curieuse n° 13.
13 : “Peinture et dessin” op. cit., p. 192.
14 : “Quand il rougit, l’homme prend une couleur passagère : une tache (“Mal”) apparaît sur son visage, et disparaît à nouveau.” (“De la peinture ou signe et tache”) “Mal” signifie “tache” mais peut aussi, comme en français, désigner la “faute”, ou encore “fois” : ainsi l’unicité de chaque “Mal” lie l’émergence de la tache (“la tache émerge”) à “l’unique apparition de l’”aura”, que Benjamin définit comme un “cocon” (“Gespinst”) entourant la chose (“Gespinst” mot qui en allemand évoque aussitôt “Gespenst” : spectre, apparition). Sur la sémiotique de Benjamin en tant qu’associations paragrammatiques cf Marcus Coelen “…”
15 : “La couleur tel que l’enfant la considère”, et “Ecrits sur le haschich”.
16 : “Ecrits sur le haschich” p. 83.
17 : idem, p. 100.
18 : Le nuage que Damisch définit, en le rapprochant du motif du voile, comme “l’un des signes électifs de la représentation, dont il manifeste à la fois les limites et la façon de régression infinie sur laquelle il se fonde.” Op. cit. p. 90.