Mathilde Roman, Dans le travail s’alluvionnent sur la table des « choses », 2024
Entretien inédit de Mathilde Roman avec Philippe Lepeut
M.R. En parcourant vos catalogues, livres, éditions, j’ai été frappée par la présence de photographies de vos tables de travail. Cadrées de près, elles donnent à voir un état des lieux d’une recherche à un moment précis. En 1992, à la Villa Médicis à Rome, on y voit des notes, des outils de peinture, des plaques, mais aussi bouteille d’eau et un petite casserole posée sur un réchaud. En 2009, une série d’images intitulée Atmosphère, réalisées lors de votre déménagement de Paris à Strasbourg, documente aussi votre table de travail. Cette fois, elle est couverte d’objets archéologiques, de pierres, de crânes, de matériel d’enregistrement et de montage sonore. D’autres photographies nous montrent cette table recouverte de diapositives, de planches entomologiques avec des insectes et papillons épinglés. Ces vues d’ensemble sont chaque fois réalisées en contre-plongée, elles mettent sur un même plan la table et le sol, où s’entremêlent câbles et boîtiers. Elles dessinent un paysage mental d’un processus artistique et invitent à la fictionnalisation. Mais elles sont aussi, et ce qui m’intéresse ici spécifiquement pour introduire notre dialogue, déjà des espaces exposés, scénographiés, qui donnent à voir la dynamique d’une pensée qui se construit dans l’association et la relation, dans des cheminements de traverse, des diagonales inspirés de Roger Caillois qui est souvent cité dans vos catalogues. Sur vos tables de travail comme dans vos expositions, vous créez des environnements précisément construits qui s’attachent à faire espace, à proposer des scènes pour l’imaginaire. Estelle Pietrzyk en déduit alors que votre exposition Listen to the Quiet Voice « relève davantage de la mise en scène que de la scénographie »1.
Il y a quelques années au Pavillon Bosio, Ecole d’Art & Scénographie de Monaco où je suis enseignante, j’avais invité George Didi-Huberman à réfléchir à l’idée de scénographie et il nous avait livré ces pensées que j’aimerais partager avec vous : « Le tableau est une œuvre, une stase, un résultat où tout a été joué ; la table, elle, est un dispositif où tout pourra toujours se rejouer. Un tableau s’accroche aux cimaises d’un musée ; une table se réutilise sans cesse pour de nouveaux banquets, de nouvelles configurations. Comme dans l’amour physique où le désir constamment se rejoue, se relance, il faut, en somme, constamment remettre la table. Rien n’y est donc fixé une fois pour toutes, et tout y est à refaire- par plaisir recommencé plutôt que par châtiment sysiphéen -, à y redécouvrir, à y réinventer. »2.
La table de travail serait alors un des premiers lieux scénographiés où s’expérimentent des tentatives éphémères de créer des diagonales entre des objets de pensée. Qu’en pensez-vous ?
P.L. Voici une question ardue car elle est complexe et qu’elle semble déjà dire tout ce à quoi j’adhère et partage. Je vais déplacer légèrement la question en me mettant à table et en y regardant ainsi de plus près. Je me dis souvent que je suis plus du côté de l’écriture que de celui de l’image. Et l’écriture se joue plus généralement sur le plan de la table. Un travail n’est abouti que s’il trouve son juste titre et son histoire – sa petite fiction. Et, par ailleurs, le motif de la table apparaît dans mes tableaux dès 1988 dans la série des « StillLife ». A ce propos, la lecture de Victor Stoichita3, en particulier de son ouvrage « L’Instauration du Tableau : méta-peinture à l’aube des temps modernes », dans lequel il évoque les natures mortes et ce qui déborde de la table et va vers le spectateur, comme du hors d’œuvre. Cela m’intéresse d’autant plus que les questions de champ, contre-champ, hors-champ qui sont des questions spécifiquement cinématographiques4
me permettent de passer du plan de l’image à la profondeur de l’exposition prise comme possibilité de fiction.
Pour revenir à Rome, j’ai photographié ma table de travail et plus généralement l’atelier ou bien j’ai « documenté » les fontaines, les nuages, les arbres…, c’était à la fois une façon de produire des matériaux mais aussi de garder les traces de l’évolution du travail, toutes les germinations possibles. Sans être dans le principe énoncé par Kaprow « l’art et la vie confondue », il s’agissait bien de faire de chaque moment de la vie un moment créatif, non dissocié de celui de l’atelier, mais en continuité par le collectage et la constitution de réserves.
Les deux séries de photographies intitulées « Atmosphère » s’inscrivent dans cette logique.
Dans la série 1, il s’agit d’images « construites » à partir du déballage de mes cartons de déménagement de Paris à Strasbourg-Neudorf. Il s’agissait alors d’une sorte de « statement » et le cadrage est oblique, je me tiens à hauteur de table. Ces images disent haut et fort : « regardez ce qui me construit, ce que je regarde et comment je joue avec les mots et les images ! » Mais elle disent aussi le déplacement d’un espace à un autre et le moment quasi théâtral du hiatus. Comment œuvrer dans cet entre-deux où ce qui a été n’est plus et ce qui sera n’est pas encore. Je tente une organisation nouvelle de mes objets et de mes sources artistiques, littéraires, etc. J’en espère des rencontres fortuites entre des objets, des mots qui « scénographient » du récit.
Dans cette première série, il y a également un effet de séquence, ou de storyboard, d’une image à l’autre – au nombre de 7. Les prises de vues ont été faites dans un temps très court, le « display » n’est pas le résultat d’un travail dont la photographie serait le témoin, mais sont le travail lui-même. Les images « discutent » entre elles et sont chacune comme un chapitre du « statement ». Ce que je dis là est très simple – c’était déjà à l’œuvre dans les « Images, vite » – comment être dans une continuité de la pensée imageante, dans une pensée qui se concrétise quand on est en mouvement. C’est à ce moment là que le cabinet de curiosité est devenu un motif sous-jacent ou explicite structurant l’ensemble de mon travail depuis les « Figmenta poetica »5.
Je suis « obsédé » par le mouvement en particulier par la représentation du mouvement de la pensée et paradoxalement par sa représentation dans une image qui le fixe. Mais, je pourrais inverser la proposition en disant que dans les « Atmosphères » je cherche à mettre la pensée en mouvement par la possibilité de trajectoires entre les éléments. « Une pure trajectoire du désir »6 pour reprendre les mots d’Annie Lebrun. Je dis « trajectoire » car il y a là des dimensions synesthésiques et balistiques qui donnent une tension physique et atmosphérique (les éléments du climat : vent, pluie, neige, luminosité,…) à des sens possibles pour un récit qui s’établit – comme des connexions neuronales -, dans les racines de l’image. Par nature, ces racines souterraines échappent au regard mais s’actualisent toujours en connexions nouvelles dans l’œil du regardeur.
Pour la série 2 des « Atmosphère » le dispositif est légèrement décalé. D’une part, il s’agit effectivement de mes tables de travail dont, à moment opportun, je fixe l’état par une photographie. C’est une photographie prise à l’aplomb de la table qui devient tableau. Cette photographie peut sembler « objective », un peu à l’instar du dispositif de Bertillon, mais en réalité tout est réagencé pour en permettre « une/des lecture.s ». Le petit film d’Arte Creative7 le montre assez bien les réagencement pour que l’image photographique existe.
Ce que les tables rendent visible, c’est la construction de ma pensée à un moment donné – sa dramaturgie- qui trouve son pendant dans la bibliothèque et dans l’étymologie du mot Museum. La bibliothèque comme Mirabilia, comme Merveille dans l’idée d’un inventaire ouvert sur les petites choses du Monde. On entre là dans une idée un peu difficile et d’un ordre politique qui a son origine dans la rhyparographie (la chose vile) que l’on trouve dès l’antiquité mais surtout avec les graveurs flamands au 17 ème siècle et dont on peut suivre la vivante trajectoire encore aujourd’hui.
La chose vile comme merveille dès lors qu’on déplace le regard porté sur elle et qu’on l’inscrit dans un réseau inédit de connexions. Des « concepts » tels que ré-interprétation, lecture ouverte, dé-placement ou déterritorialisation, ou des mots tels que oblicité, rebours, revers, permettent d’ouvrir le sens à ce que moi je nomme non pas le cabinet des curiosités mais « l’expérience des merveilles ».
Il faudrait aussi introduire deux autres tables, celle qui porte la performance « Votre avenir dans un poème au hasard des dés »8, mais aussi celle de « Surface de contemplation »9 qui est l’entier du sol de la grande salle du Centre d’Art Passages à Troyes en 2021.
M.R. Je trouve très intéressante cette idée de relation double entre le mouvement et la pensée, et cette manière dont l’image vient en être non une trace mais un témoin et l’outil d’une agentivité, de la capacité qu’ont les dispositions d’objets à produire par eux-mêmes des connexions de pensée. Pouvez-vous nous préciser comment se construisent ces dramaturgies, ce que signifie ce « moment opportun » ? Les images exposées sont-elle une sélection d’un processus photographique régulier ? Comment se met en place ce moment où une situation quotidienne d’atelier contient une autre potentialité ?
P.L. C’est en effet très curieux ce sentiment de connexion entre une image fixe et la possibilité qu’apparaisse le mouvement de la pensée. A mon tour je me souviens avoir invité Georges Didi-Huberman lors d’un séminaire sur Aby Warburg et sa conférence était une « Histoire de l’air » à partir de « la Naissance de Vénus » de Botticelli. Comment faire sentir l’air dans une peinture. Le vent, c’est plus simple, on en voit les effets. J’associe vent et pensée – et non pas ironiquement que les pensées soient du vent, mais parce que les mouvements de la pensée, on en voit les effets sur la forme ou dans le process. Mais, au fond cela me vient surtout de mes études en histoire de l’art et en particulier des cours d’iconologie. Il y a quelques décennies, cela m’entravait ou plutôt cela entravait le regard des spectateurs qui avaient le sentiment d’une nécessité de décodage pour « jouir » complètement des images. Je crois, du moins je l’espère, qu’il n’y a plus dans les « atmosphère » cette pesanteur mais simplement la dimension ludique du repérage des éléments – un décryptage par la nomination qui ouvre la possibilité d’un récit. Mais avant que l’image se fixe, le moment opportun est incertain. Dans le travail s’alluvionnent sur la table des « choses ». Certaines utiles immédiatement – quasi fonctionnelles, d’autres nécessaires pour construire le contexte. Et à un moment donné – un étant donné aurait peut-être dit Duchamp, il y a un agrégat qui apparaît comme un possible début de fiction. Cela ressemble à un hasard objectif (Breton) ou à une synchronicité (Jung) – je pratique différents types de cartomancie. Je commence, alors, à abonder consciemment la table qui devient le travail même. Les deux mouvements se croisent ; la table de travail devient le travail de la table et le lieu d’une narration par des objets et des images, des livres, … mais sans rien fermer, toujours laisser passer le vent, le mouvement de la pensée, et plus largement construire du récit. Le processus photographique intervient à ce moment et à son tour la photographie organise les éléments, modifie les agencements pour des raisons de cadrage ou de focale. Je pourrais dire que les photographies de la série « Atmosphère » sont des images interstitielles ou pour prendre un autre registre lexical « des plans de coupe »10. C’est donc un processus irrégulier, aléatoire et très lent, comme l’ensemble de mon travail.
M.R. Vous utilisez souvent des terminologies renvoyant au cinéma, « effet de séquence », « storybard », ce qui va dans le sens de l’importance de la question du mouvement dans votre processus créatif. Cela m’intéresse de le mettre en perspective avec les débuts de la scénographie d’exposition, dans les années 1920-30, qui doivent aussi beaucoup au montage cinématographique qu’a pratiqué et théorisé Sergueï Eisenstein et qui a influencé El Lissistky et Herbert Bayer. Et c’est bien sûr aussi l’occasion de parler de vos films, et de votre activité de producteur de film d’artistes, qui sont des étapes importantes de votre trajectoire. Quelle est la place du modèle cinématographique, et du montage en particulier, dans votre réflexion et dans votre pratique de l’exposition ?
P.L Le cinéma est capital. Comme mes étudiant.es je pourrais dire que petit je voulais être peintre et aussi que cela c’est précisé en voyant très jeune « Le Derby d’Epsom » de Géricault au Louvre. Ce tableau m’a frappé et je ne saurais vous dire pourquoi mais j’ai alors réalisé la puissance de la peinture. Le cheval en suspension, le sentiment de force et de vitesse, de mouvement m’a stupéfié. Aujourd’hui, je pourrais dire que cette peinture était un 25ème d’image. Ce n’est que plus tard lorsqu’une amie m’a emmené voir des films au cinéma et prêté son appareil photo que j’ai décidé de faire de la photographie et du cinéma. A 18 ans, j’ai tenté le concours de l’idhec que j’ai évidemment raté (quoique honorablement) et je suis parti vivre en Angleterre où j’ai peint. Le cinéma était pour moi – et est toujours, mais sans qu’à l’époque que je le conceptualise, un art total. Images – cadrage, montage, narration – scénario, dialogues, lumières, costumes, décors,… Je voulais tout faire et le cinéma c’est le graal, mais l’économie du cinéma c’est l’enfer. Et au fond la question du montage qui est peut-être le cœur du cinéma m’est restée comme axe majeur dès ma première exposition en 1980 – alors que j’étais encore étudiant, et qui s’intitulait « gestes cristallisés »11. J’ai tourné un film super8 dans cette exposition conçue pour être parcourue et dont la structure d’exposition – véritable architecture – était conçu par Marc Fortin, un ami d’enfance étudiant en architecture malheureusement mort avant d’être diplômé. Il faudrait que je retrouve ça ! Ce n’est que progressivement que je suis passé d’un attrait intuitif pour le cinéma à une conscience élargie de l’exposition comme montage, travelling, plan séquence et comme temporalité à parcourir en plus de celles des images ou des vidéos. Le catalogue « Localisé » est conçu comme un film et le livre « PO66690 » également12.
Ecart production, c’est une autre histoire, un effet collatéral. Pour recevoir des aides financières afin de réaliser « Le Projet Robinson » et ce qui devait en être une suite « Le cœur copulatoire » – qui deviendra « Croatan »13, j’ai monté une structure associative. Dans les faits, Ecart Production va immédiatement et durablement surtout éditer des vidéos d’artistes. D’une certaine façon, écart production (2003-2022) et mon activité d’enseignant (1984-2024) ont nourris et constitués une part de mon travail artistique, la part de la transmission. L’enseignement, particulièrement à l’école des beaux-arts de Nantes m’a ouvert à un monde et à un milieu dont j’ignorais tout ou presque. Ca a été une période immensément joyeuse et bienveillante. Ecart Production est lié à mon arrivée à Strasbourg et à la Haute école des Arts du Rhin (anciennement Arts décoratifs) où tout a été moins joyeux mais très constructif.
M.R. Mon expérience mentale de vos expositions se produit à partir d’images, de textes, de films, de conversations que vous avez menées tout au long de votre parcours avec des auteurs, mais aussi avec des ouvrages littéraires et théoriques. De ce cheminement surgissent des motifs et des obsessions : celui de créer des cabanes à penser et à imaginer, des îlots, des petites scènes à habiter. Tout est relié, les glissements de sens se mêlent aux impressions visuelles, le langage des corps présents viennent s’ajouter à ceux des installations. Vous accordez une grande importance à produire des interprétations ouvertes, à travers des dispositifs qui intègrent le spectateur et ses déambulations. Pouvez-vous m’évoquer la manière dont vous travaillez à produire cette multiplicité des cheminements narratifs ? En particulier, comment la mise en place des objets, la gestion de l’espace, la circulation, la diffusion sonore est productrice d’ambiances narratives ?
P.L. Ah, oui la Cabane ! J’ai eu la chance étant enfant d’en faire beaucoup et comme artiste d’avoir pu continuer à en faire quoique moins fragiles et éphémères… Ectoplasme prototype, Contre-Champ, Tableau, Univers, Plateau, Demeure, Moi Robinson, Amer 6, Radiotopie, Odonate, …
Ces cabanes ou construction-abris avaient pour première raison de créer les conditions « architecturales » de présentation de mes travaux. M’affranchir complètement du contexte et arriver dans les lieux d’exposition avec une œuvre qui était elle-même son contexte d’exposition. Ou pour le dire autrement, les conditions de présentation de l’œuvre est une partie constituante de l’œuvre. C’est exemplaire pour « Contrechamp ». Une sorte d’objet autonome, ou comme vous l’écrivez « une île », le plus souvent « des petites scène à habiter » et à partir d’elles la possibilité de voir le monde depuis un autre point de vue. C’est métaphoriquement une invitation à vivre l’œuvre depuis son intériorité. C’est, d’une certaine manière, l’équivalent des racines et des réseaux de connections qui produisent le récit. Mes expositions sont narratives, fluctuantes et ouvertes à un mixage permanent. J’aurais aimé les qualifier de récitatives – au pluriel des voix – si le terme n’était pas fortement attaché à une forme musicale.
Si l’on prend l’exemple concret de la pièce intitulée « Plateau », il s’agit d’une épure de maison sans toit envahie par des arbres. Cette « ruine » est entourée d’un plateau en bois qui en réduit l’échelle et abrite une bande son constituée de plusieurs pistes. On a donc 4 pistes jouées aléatoirement et simultanément sur 4 enceintes aux quatre coins du plateau. La bande son se remixe en permanence donnant une lecture ou éclairant différemment la maison et son plateau comme l’atmosphère pluvieuse, ensoleillée, brumeuse peut le faire. C’est un plateau géographique et climatique. Mais, c’est aussi un plateau de cinéma puisque la pièce a servi au tournage d’une des séquences vidéo intégrée dans l’installation adjacente « Projet pour un jardin avec zones ». Cette séquence (zone noire), faite de plusieurs travelling, permettait voir la cabane depuis le dessus presque à son zénith (peut-être comme une « Atmosphère »). Sur une autre séquence – la zone verte de la même installation – on pouvait voir une maison intégralement recouverte de végétation, une véritable ruine naturalisée filmée dans la montagne noire.
Toutes ces cabanes, ou ruines sont liées à ma relation aux maisons-îles de mon enfance mais également à celle plus littéraire du « Robinson suisse » de De Wyss : la cabane du naufragé et la reconstitution d’un monde disparu, écroulé,…
La cabane nous met hors du monde. Elle nous protège et nous met à distance en observateur.
Mais comme le dit le YiKing, l’exagramme 23 « l’éclatement/Po » : « Le toit une fois brisé, la maison d’effondre. » Mais aussi, et c’est sans doute là l’important, l’exagramme 20 « La contemplation (la vue)/Kouan » : « D’un côté, il signifie la contemplation, et de l’autre, le fait d’être regardé, d’être un modèle. »
Evidemment, ici, on a des objets autonomes qui se referment sur eux-même tout en étant des dispositifs ouverts sur une profondeur narrative et interprétative non mesurable puisqu’elle appartient pour une part à chacun. Dans le cas d’une exposition, c’est l’ensemble des objets, y compris les « objets cabanes », qui devient la cabane, une méta-cabane dont les réseaux de connections, de connotations, de références internes et externes constituent les parois, les voiles et les tissus. Il y a à la fois un mouvement global, visuel – le premier coup d’œil comme une ligne de basse – puis l’exposition se développe – se compose ou se dé-compose – dans le lieu selon des principes d’harmonie et de contre-point. J’utilise ici abusivement des termes liés à la composition musicale. J’en prends la valeur conceptuelle pour penser l’exposition en couches à la fois de sensations globales et particulières qui seraient du côté de l’harmonie, auquel se joint le plaisir plus intellectuel du décodage – le contre-point. Là encore, c’est abusif et de même que la musique se déploie dans l’espace de sa projection et dans la durée de son interprétation par les musicien ; l’exposition se déploie dans l’espace du lieu et la multiplicité des points vue qu’il peut offrir et dans la temporalité que son parcours demande. « Surface de contemplation » qui se déploie sur la totalité de l’espace principal du Centre d’Art est composée d’objets : un arbre mort couché, cercles en feutre, des boules en verre rouge, en fonte, en marbre et des chapeaux : béret, haut de forme, Stenson, et de petits sièges en chêne taillé déplaçables et disposés dans l’espace permettant de prendre le temps, de se poser, de multiplier les points de vue, mais aussi modifiant la hauteur de vue. Au mur, d’autres œuvres plus anciennes jusqu’à 30 ans d’écart, proposent à la fois des chants harmoniques et des contre-points. Puis de salles en salles se construit un récit plus large en reprenant des éléments récurrents. C’était particulièrement le cas dans l’exposition intitulées « Listen to the Quiet voice » où les éléments « inertes » constituant les photographies « Atmosphère » se retrouvaient agencés, installés autrement dans l’espace de l’exposition.
M.R. Les expositions que vous avez réalisées sont des étapes marquantes, non pas tant en ce qu’elles ont permis de donner à voir mais dans leur manière de dessiner des espaces artistiques à part entière, avec une attention à l’endroit du display. Le rapport au sol et au mur sont structurants, à travers l’utilisation d’étagères, de socles, de dispositifs d’assise ou de projection qui assument une dimension sculpturale, et s’affirment dans l’espace. Vous dîtes que la cabane est une manière de vous abstraire des contextes d’exposition, de préserver un espace à soi, comme ceux que les enfants font dans les lits des parents et qui passionnent Michel Foucault dans leur dimension hétérotopique. Ce qui m’intéresse ici avec le display, c’est qu’au lieu de partir des lieux, vous partez des œuvres, des objets, des images, des fictions, pour imaginer des manières de les poser dans l’espace, de leur permettre de rencontrer des spectateurs. Le display est ici une articulation spatiale et mentale entre le dedans et le dehors, et le prendre en charge dans une pratique artistique est une manière de faire cas de cette relation.
P.L. Il y a quelque chose du « display » dans mes propositions et cela se joue de différentes manières. On le trouve dans « Les reprises », ou encore dans les pièces d’atelier sur étagères, mais la référence est beaucoup plus directement les modes de présentation que l’on trouve dans les Muséums. Il s’agit plus précisément dans mon travail de la mise en représentation des modes de connaissances par associations, analogie, familiarité, origines sous-jacentes… On retrouve le principe de fonctionnement de la bibliothèque d’Aby Warburg qui était agencée non pas selon la taxinomie en cours dans les bibliothèque mais selon le principe du « bon voisin ».
Mais évidemment, par extension on peut voir dans l’exposition un ensemble de « display », laquelle agit comme un « méta-display »
En somme, le display, c’est très agréable ! C’est simple, c’est fluide. C’est un peu l’équivalent du collage, je veux dire par là qu’il articule de façon douce des possibilités d’ensemble sans jamais être autoritaire. Le display est précaire par nature, c’est un nuage ouvert sur le temps, un rassemblement provisoire, un agencement au bord de la dislocation comme l’est un agrégat, les « Agrégat ». Le display peut être intuitif et dès lors se prête à l’expérimentation et au prototype. La convergence provisoire d’éléments choisis pour des raisons multiples et parfois contradictoires dans un contexte architectural donné produit du sens en suspension, un récit qui dure le temps de l’exposition et ne se reproduira plus. Le display peut-être paradoxal en déjouant l’autorité de la cohérence linéaire, mais il est aussi très difficile à photographier… Car, il faudrait rendre compte des espaces entre. En effet, je suis très sensible à l’espace et aux distances entre les différentes œuvres. C’est à dire là où il n’y a rien, si ce n’est la possibilité d’une liaison à la manière d’un plan de coupe.
Au-delà de sa bibliothèque, comme méta-display – Aby Warburg a, sans doute, créé les premiers display avec les panneaux de « Mnémosyne ». Les galeries d’antiques de Ferdinand de Medicis étaient sans doute des display et le studiolo aussi.
Le fait que je me déplace d’une production objets à leur mise en circulation sensible avec d’autres objets pour constituer un méta-objet que l’on appelle une exposition, dont le titre est un embrayeur et une variation narrative, rend complexe l’appréhension du travail, particulièrement sur le plan marchand.
M.R. Mais cela renforce sa dimension réflexive, et iconique. Comment vous y prenez-vous pour les documenter, pour faire exister ces écarts, ces relations entre les œuvres, les espaces et les sensibilités de passage ?
P.L. Je pourrais dire que d’une manière générale je m’y prends mal. Ou encore que ce qui permet de comprendre ce qui se trame dans les expositions sont d’une part les dessins préparatoires et d’autre part les photographies de la série « Atmosphère ». C’est une curiosité, ou un paradoxe, mais c’est le travail lui-même qui commente le mieux les choix que je fais dans mes expositions. Et ce commentaire par le travail lui-même devient actif quand on observe le déplacement des pièces d’une exposition à l’autre et le mouvement des voisinages. Ensuite, il y a les plans d’installation qui informent beaucoup sur les circulations et les différents états, les angles de vues (ce que l’on voit en entrant et en sortant d’une salle), les distances entre les pièces et comment elles se superposent dans le champs visuel ou comment les œuvres peuvent s’augmenter de manière agrégative14.
Mais, je pourrais dire aussi que ce qui est en jeux, c’est la question de l’expérience physique et que cette expérience est ontologiquement non médiatisable, non documentable en tant que telle. Et à l’instar de ce que nous a appris Walter Benjamin parcourir une exposition (même plusieurs fois, ce que nous faisons rarement) est une expérience « auratique » toujours renouvelée. Une exposition est une extension singulière des œuvres et tous les documents la relatant n’en sont que des transfigurations, c’est-à-dire qu’ils en proose une autre expérience, celle de sa reproduction.
Il me semble que cette résistance de mon travail en général et de mes expositions en particulier à sa documentation, à sa médiatisation ne tient pas à une décision théorique mais à ma nature fluide.
Cela est vrai depuis ma première exposition (« gestes cristallisés ») réalisée avec mon ami d’enfance Marc Fortin (1957-1984) dont les seuls images sont un long travelling tourné en super8 depuis un caddie de supermarché… Jusqu’à une récente série de dessins « Les lacunes » sur des feuilles au format A4 mais qui sont des dessins minuscules reprenant eux-même de très petits détails de gravures de Rodolphe Bresdin15 qui étaient de très petites tailles. On appelait Bresdin « Le Robinson graveur »…
1Listen to the Quiet Voice, « Mots et merveilles de Philippe Lepeut », Estelle Pietrzyk, ECART Editions, Strasbourg, p .70
2 George Didi-Huberman, « Eloge de la table, ou la scène hétérotopique », Pavillon n°3, Les arts plastiques et la scène, p.59-60, Monaco, 2011.
- 3Victor Stoichita, L’Instauration du Tableau : métapeinture à l’aube des temps modernes, Paris, 1993 (nouvelle éd. Genève, 1999)
4http://www.bylepeut.com/site/projects/contrechamp-4/
5http://www.bylepeut.com/site/projects/figmenta-poetica/
6Annie Lebrun, De l’éperdue, à propos du surmâle d’Alfred Jarry.
7Arte Créative, Atelier A : https://www.arte.tv/fr/videos/064224-004-A/atelier-a-philippe-lepeut/
8http://www.bylepeut.com/site/projects/le-lecteur-coincidant/
9http://www.bylepeut.com/site/projects/surface-de-contemplation/
10http://www.bylepeut.com/site/projects/les-plans-de-coupe/
D’une façon plus large « La Suite ouzbèque » qui associe trois registre d’images « Le Bord des choses », « Les plans de coupe », « Les Images saisissantes » et dont l’installation murale est comme un film ou son storyboard.
11Walter Benjamin disait des images qu’elles étaient du temps cristallisé.
12http://www.bylepeut.com/site/projects/po66690/
13http://www.bylepeut.com/site/projects/croatan/
14Je renvoie ici à mon texte sur l’atelier-Musée de Gustave Moreau. « Gustave Moreau, Les merveilleux effets de la pure plastique », conférence éditée en 1993 par l’école des Beaux-Arts Edouard Manet à Gennevilliers
15Pour une connaissance de Bresdin je renvoie au catalogue édité par la BNF « Rodolphe Bresdin, 1822-1885, robinson graveur », BNF, Paris, 2000

