Philippe Lepeut : L’impermanence, Fondation Fernet Branca

Le texte, ci-après, est constitué des réponses donné par Philippe Lepeut au questionnaire proposé par Pierre-Jean Sugier, commissaire de l’exposition. Ces questions-réponses ont été publié dans le catalogue de l’exposition L’impermanence qui s’est tenue à la Fondation Fernet Branca (Saint-Louis) du 27 mai au 30 septembre 2018.

• Pouvez-vous nous dire ce que l’idée d’impermanence vous évoque ? Comment celle-ci se traduit-elle dans votre façon de penser le monde et, plus directement, dans votre démarche artistique ?

C’est en étudiant l’histoire de l’Art et en particulier l’Art Indien que j’ai été amené à m’intéresser au bouddhisme et au concept d’impermanence. Plus tard, au cours de conversations au sein du Post-diplôme international de Nantes ce concept était souvent convoqué – tribut à Pierre Malphettes et Stéphane Carrayrou.

Néanmoins, j’ai toujours trouvé l’Impermanence paradoxale du fait même qu’il y ait une permanence de l’impermanence. Et de fait, j’ai toujours été plus sensible à l’expérience d’un mouvement perpétuel des états physiques et psychiques – une forme d’instabilité – et au principe de transformation. Dans les années 80 et pendant une dizaine d’années j’ai fréquenté Etienne Perrot et son entourage où il était question d’alchimie occidentale et du Yiking, le livre des transformations dont Perrot a été le premier traducteur en langue française. Cette fréquentation a renforcé mon intérêt pour le mouvement qu’appelle toute transformation. L’impermanence a des sympathies avec mes préoccupations et ce que j’appellerais pompeusement mon « éthique ». Transformation et Impermanence s’entremêlent en un joyeux syncrétisme personnel qui avec d’autres termes tels que « Contemplation » ou « Célébration » irriguent ma façon de penser le monde et d’œuvrer. Cela me permet, entre autre chose, de penser l’anachronisme comme une forme fertile pour activer la fiction et sortir du temps de l’actualité – tribut à Mnémosyne, Atlas d’histoire de l’art sans texte d’Aby Warburg.

• L’idée d’impermanence occupe une place centrale dans la pensée bouddhiste. Etes-vous sensible à cette démarche, à cette idée que rien n’est immuable, que chaque élément tend àdisparaître ou à changer ?

Par la fréquentation des oeuvres des artistes fluxus, Robert Filliou, par exemple, ou encore celles James Lee Byars, j’ai de nouveau croisé le bouddhisme, le bouddhisme zen cette fois-ci. Mon père que je ne voyais plus de puis longtemps était « converti » au bouddhisme tibétain bonnets rouges. J’étais donc cerné et naturellement attentif à l’idée d’impermanence, à commencer par la mienne. Dès le début de mon engagement dans l’art j’ai travaillé avec des éléments tels que les nuages, l’eau, le vent, les ombres qui sont les plus spectaculaires représentants de l’Impermanence. Mais aussi que tout se transforme et circule d’un état à l’autre – tribut à la loi d’Antoine Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »
D’autre part, j’explore le motif de la nature-morte dans la forme particulière de la « vanité » et celle-ci est traversée par cette idée du « Tempus fugit » – qui ne recouvre pas exactement la notion d’Impermanence. Rien ne dure, il faut jouir de l’instant présent – Carpe Diem – tribut aux Géorgiques de Virgile. Dans l’Impermanence comme dans la transformation de soi, il n’y a pas de nostalgie mais une élévation contemplative de chaque instant. Tous les moments valent, et c’est le cas pour tous les états de l’oeuvre. Comme dans la notion de Prototype que j’utilise souvent.
En tant qu’athée – après avoir reçu une formation religieuse catholique jusqu’à la communion solennelle avortée pour refus du port de l’aube – la notion d’entropie apparue vers la fin du 19ème siècle hors de toutes dimensions religieuses ou mystiques m’a semblé une voie intéressante à explorer – tribut à Rudolf Clausius.
A la transformation de tout système (sa désorganisation) s’ajoute une dimension imprévisible, « imprédictive ». J’aime l’idée que dans l’impermanence des choses, dans leur transformation – et leur retour, il y ait une dimension imprévisible et potentiellement cahotique.

• Le temps, l’Histoire, les mythologies, les expériences vécues, sont parties prenantes de votre travail. Comment utilisez-vous ces temporalités dans le processus de création ou dans l’objet même ?

Au mieux du possible et dans la complexité de l’affaire ! L’Histoire est encombrante, certains prédécesseurs sont des pères se doublant en repères. Quelques uns d’entre-eux m’ont demandé du temps pour les digérer, ossature et gras inclus. Il y a une forme de cannibalisme dans l’art ! – tribut à Robinson Crusoé de Daniel Defoe.

Il est vrai que, longtemps et aujourd’hui encore, j’ai utilisé l’histoire de l’art et les Musées avec leurs collections comme des matériaux possibles pour y creuser des tunnels et y faire circuler des fictions, des transbordements et de la contrebande – tribut à Vue imaginaire de la galerie du Louvre en ruine de Hubert Robert .
Mais aujourd’hui, ce qui est le plus important pour moi ce sont les expériences vécues qui me transforment et transforment ma façon de concevoir l’ « œuvrement » et les formes. Ce sont aussi les personnes rencontrées ou qui accompagnent ma vie. Pratiquer un art de l’Adresse est devenu central. Dans l’adresse, il y a la destination et le destinataire, mais aussi la manière, le savoir-faire d’une expérience tactile et manuelle : une adresse esthétique qui a remplacé le conceptuel par le générique.

• Existe-t-il une alchimie des matériaux pour une nouvelle vision du monde ?

Je ne sais pas s’il y a une alchimie des matériaux et encore moins pour une nouvelle vision du monde, cela me semble trop « grand » pour que je puisse me saisir de cette idée. Et je me méfie de cet ancien que l’on nous vend pour du « nouveau ».
En revanche, il y a des matières et des matériaux qui ont des affinités et qui dans mon histoire personnelle rencontrent l’histoire de certaines œuvres. Les matériaux sont riches de leur nature tangible, mais aussi des technologies qui les informent et les forment – et encore, des histoires qui y sont encapsulées par les artistes qui les mettent en œuvres – tribut à Schneefall de Joseph Beuys.
En tant qu’artiste, je navigue à l’estime parmi toutes ces dimensions pour trouver mon chemin, non pas du point de vu académique, mais dans la mise en résonance de ce que je fais avec ce que je suis. S’il y a une alchimie des matériaux elle est intimement liée à mes mouvements intérieurs et mes visions sensibles et pré-formelles du monde.

• Minéral, végétal, animal, sont des éléments plus ou moins incontournable dans votre travail,comme si une récolte était possible, une série envisageable, une collection probable. Qui a-t-il de réel dans tout cela ? Un retour à l’humain est-il possible ?

Je suis un humain qui agit. Tout ce que je fais, c’est moi en tant qu’humain qui le fait. L’humain n’est jamais absent ; il l’est seulement en tant que représentation. Il n’y a donc pas lieu d’un retour à l’humain, mais bien plus la nécessité d’un ressaisissement d’une conscience de notre responsabilité dans la transformation du monde. Et il y a urgence.
Je suis profondément animiste, il y a autant de vie dans une pierre, une plante ou un animal – tribut à Museum of stone de Jimmie Durham.
Ce que je récolte ou collecte, mais ne collectionne pas, sont des potentialités, des œuvres possibles ou des supports à méditation et recherches. Ces récoltes sont rarement transformées matériellement mais intégrées à des ensembles ou métamorphosées par la photographie, transportées d’un bord à l’autre dans l’idée de voir deux fois.