Laurent Perez, « Dispersez-vous, ralliez-vous !… », 2024
texte inédit
Dans les aquarelles et les dessins que produit Philippe Lepeut ces dernières années, la main accompagne une prolifération organique des formes. Pour les Images, qui se multiplient depuis 2017 en quantités fantastiques, l’aquarelle est déposée à l’intérieur d’une tache d’eau pratiquée au milieu d’une feuille d’Arches au format A4, où elle se diffuse comme la scansion des œuvres, par dizaines, se répand sur les murs de l’exposition. Sur les Exclamations, initiées durant la récente pandémie et d’une ampleur, là encore, impressionnante, le trait (à l’encre) s’étend en arborescences, en enluminures, en reprises et en redites, comme une plante étirerait ses racines à la recherche du terrain propice à sa croissance.
Le parcours que suit l’œuvre de Philippe Lepeut peut en effet être lu comme une expansion organique, à l’imitation de la nature telle que son concept émerge au xviiie siècle : féconde et généreuse comme l’île du Robinson suisse de Wyss – livre de chevet de l’artiste depuis son enfance –,indomptablement livrée au multiple et à l’infinité de liens qui se tissent en son sein, dont Alexandre de Humboldt a la révélation depuis le sommet du Chimborazo. La nature comme thème et comme matériau émerge dans le travail de Lepeut à partir de la deuxième moitié des années 1990, avec notamment Projet pour un jardin avec ficus bushy king (1999). Mais le sens de l’excès, du débord qu’elle traduit se laisse déjà entrevoir dans la première manière de l’artiste (une figuration libre un peu arrogante, dans le pur style des années 1980) et dans les interrogations qui lui font suite, qui mettaient au défi les notions de peinture et de tableau, trahissant et travestissant les points de vue. Les Grandes Nymphes (1990) et les résines des Dessications (1990-1995) s’exposent déjà dans l’expansion, l’accumulation, la variation mimétique, la duplication, la réitération. Le caractère baroque que ces recherches affirment, et que Lepeut revendique – sur le mode dépouillé de Borromini plus que du Bernin – au moment de son séjour à la Villa Médicis (1991-1992), pointe déjà en direction du foisonnement de sa production des vingt dernières années.
Baroques, oui, le visage savamment maquillé ou comme ripoliné de l’artiste dans le projet collaboratif DoomBrain (2008-2009), les photographies de vitrines contenant des crânes humains de sa série Dante (2005-2012) etla galerie de squelettes de mammifères au milieu desquels il pose pour l’affiche – œuvre à part entière, et aussi manifeste – de son exposition Listen to the Quiet Voice (2015). Non moins que la boulimie de nouveaux médiums qui s’empare de lui après son éloignement du tableau : performance, art sonore, vidéo, photographie, productions in situ… Autant de manières de se colleter au monde et aux choses, nuages, pierres et plantes plus ou moins rares, papillons, chants d’oiseaux, bruit du vent – à la manière (l’analogie a été signalée ailleurs) des cabinets de curiosité, idéal à la fois savant, précieux et profus. Considérant le corpus dans son ensemble, il faut s’affronter à cette tension, que Lepeut résume en opposant à la lecture littérale de son propre nom : « le peu », le « t » superfétatoire qui le conclut : autant il en appelle volontiers, on va y venir tout de suite, à une forme de minimalisme, autant sa production se manifeste aussi dans un surplus, dividende des liens riches qu’il établit avec son environnement. Les séries photographiques Atmosphère (2002 et 2009-2013), qui documentent son cadre de travail, mettent en scène un univers mental saturé d’intuitions et de significations.
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À cette esthétique de l’abondance – et comme pour se prémunir du risque de perte, sinon de dissipation, qu’elle supporte nécessairement – les interventions plastiques et conceptuelles de Philippe Lepeut posent un contrepoint, sinon un antidote, assez systématique. Dans les grandes toiles qui marquent sa sortie de la figuration libre, déjà, des formes singulières et simples, parfois rigoureusement géométriques, flottent au milieu de champs de couleurs pâles. Lorsque, dix ans plus tard, la nature débarque dans sa production, c’est enserrée dans un socle de verre bleu électrique ou une structure en forme de maison en bois, le caractère artificiel de la présence végétale étant lui-même souligné par la disposition régulière des plantes ou les variétés choisies, quelconques et vaguement décoratives. Ce mouvement d’apaisement des formes témoigne d’une méfiance toute postmoderne envers le visible lorsqu’il prétend échapper au régime de la mimèsis, mais aussi d’un désir conscient – absolument moderne, celui-là – d’imprimer au monde, considéré comme une instance extérieure, une forme d’ordre ou du moins d’intention ordonnatrice, une saisie qui serait aussi une tentative de maîtrise.
Cette volonté d’organisation, presque sévère, connaît des modalités variées. Rétrospectivement, le parcours historique de Lepeut apparaît toutefois empreint d’une certaine linéarité. Les axiomes formels, les « principes » dont sa peinture d’après 1987 déployait les manifestations, il les met ensuite au service de sa renonciation à la peinture. Pendant plusieurs années, sa production avance fermement sur la crête étroite qui sépare la sensation de son arraisonnement au moyen, précoce, de l’informatique, découpant dans le ciel les fragments de nuages tramés qui surmontent ses Agrégats (1991-1992), ou transférant sur support matériel des photographies de dégel numérisées (Paysages intermédiaires). Puis Lepeut se fait architecte et paysagiste, repliant la logique industrielle sur celle du monde organique, appliquant des plans d’échangeurs autoroutiers et de zones aéroportuaires à des projets de jardins, taillant des buissons de buis dans la forme de réacteurs de centrale nucléaire (Bruit de buis, 1997). Une lecture politique et critique sous-tend en effet une proportion importante du corpus, par exemple avec les photographies floues, prises en mouvement, de territoires anthropisés des Images, vite (1998-1999), comme extraites du flux ininterrompu d’images qui caractérise la société contemporaine.
Le langage est, très tôt, un élément essentiel de cette prise en main du réel, qui s’enlève cependant toujours sur le fond d’un épais silence. « Silencio ! » ordonnaient les voix émanant de trois haut-parleurs dans Listen to the Quiet Voice. Mais les « principes » picturaux des années 1980-1990 étaient déjà tus, la formulation de l’« énoncé verbal préalable » restant le secret de l’artiste, tandis que, dans l’exposition Projet pour un jardin avec zone, Sélestat (1999),le texte du Robinson suisse est longuement cité, certes, mais en langue des signes. Ordonner les choses, pour Lepeut c’est à la fois les dire, leur donner un nom, et les silencier, les soumettre à la tension radicale du son et de son absence, dans des pièces sonores où le matériau référentiel est contenu à l’extrême, enceint dans une boucle ou un dispositif répétitif. L’expression visuelle subit une même empreinte, dans des installations d’une sobriété réfléchie, par exemple C’est du vent (2015), où le son du vent animait l’espace d’une pièce vide, dont seule une ampoule suspendue interrompait l’obscurité. Il advient, devant l’anarchie du monde, que Lepeut se pose comme celui qui s’empare de la possibilité de parler, en étirant un mot sur toute la largeur d’un tableau ou en soumettant les visiteurs d’une exposition à un jeu divinatoire inspiré des Oblique Strategies de Brian Eno et Peter Schmidt. Mais ce langage n’est jamais que l’envers de sa propre inacceptabilité.
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Au cours improvisé de la main guidant l’encre des actuelles Exclamations, le langage se fait tracé, dessin, image. Ce sont des verbes à l’infinitif, assénés. Une plainte qui jaillit comme une forme visuelle : « Je suis rempli de colère Je suis envahi de tristesse Je suis accablé d’impuissance ». Une maxime émanée comme une rengaine : « Nous serons pas collectif sans se conformer se réformer se déformer se refermer se former formons le cercle de tous les ouverts ». Une voix intérieure qui envahit la page comme ces abstractions qui naissent derrière la paupière close : « L’amour comme façon l’amour comme façon l’amour comme façon l’amour comme façon (…) l’amour comme façon d’accéder à l’absolu (…) d’accéder à l’absolu d’accéder à l’absolu d’accéder à l’absolu d’accéder à l’absolu d’accéder à l’absolu ».
Revenant avec insistance dans la même série, une expression – sans doute héritée de la psychanalyse jungienne à laquelle Lepeut s’est un temps prêté – incarne et éclaire le mouvement d’ouverture et de clôture, d’abandon et de reprise, qu’on s’est efforcé de décrire ici. « Solve et coagula » (« Dissolution et coagulation ») :la formule des alchimistes, adoptée par Carl Gustav Jung qui y discerne la métaphore du processus psychique d’individuation, synthétise la crise intellectuelle que précipite le dogme chrétien de l’Incarnation, d’un Dieu unique qui se fait chair et donc histoire, déchirant le cosmos des Grecs et sa temporalité cyclique. Sous ce nouveau régime interprétatif, le monde, illustration imparfaite du verbe divin, se voit frappé de suspicion, à la fois entrave à la connaissance divine et seul lieu de sa possibilité. Il incombe donc à l’homme, œuvrant pour son salut, de vivre dans le monde, de se jeter dans la multiplicité peccamineuse du réel (solve) pour la traverser et y retrouver l’unité primordiale (coagula). Cette contradiction parcourt toute la pensée éthique d’inspiration chrétienne. On la retrouve chez un mystique hétérodoxe comme maître Eckhart1, aussi bien que, cinq siècles plus tard, chez un moderne d’après la chute comme Hölderlin2 et, avec une générosité et une énergie plus conformes à l’art de Philippe Lepeut, dans le cri lancé par Rimbaud à ses « Corbeaux » : « Dispersez-vous, ralliez-vous ! »
Dans cette obstination à poser un espace formalisé – apaisé – parmi le chaos du vivant, on reconnaît le souvenir du Robinson suisse appliquant sa morale fonctionnelle à un contexte étranger qu’il n’appréhende pas comme hostile mais comme un objet de recherche et d’interrogation. Et peut-être, plus profondément, celui de l’enfant de militaire qui oppose à un environnement difficile le monde intérieur qu’il construit pour lui-même, un monde d’étude qu’il ne se lasse jamais de réorganiser. Philippe Lepeut ne se laisse traverser par le chaos du monde que pour construire en son sein un point fixe, un refuge. Chaque moment de son œuvre esquisse ainsi le projet d’une utopie privée – ouverte à tous.

