Laure LIMONGI, Du vent on ne voit que les effets, 2015

Texte publié en 2015 dans le Catalogue Listen to the Quiet Voice.

« Il échafaudait sans cesse des théories en forme de cabanon. »
Claire Guezengar, Deux ou trois choses que je sais de lui.
« La poussière va et vient entre nous. Nous creusons des bateaux et des lits dans l’écorce, nous sommes dans ces huttes avec eux, nous écoutons les enfants, la folie des enfants, dans nos mains, dans l’eau, partout. »
Jean-Marie Gleize, Le Livre des cabanes.

J’ai fait un rêve étrange. Le temps existait. En conséquence, il y avait une existence nommée « vie » suivie de la « mort » – supposée être cessation de la vie. À la mort de quelqu’un, on se réunissait pour lui dire adieu avec quelques cérémonies avant que sa peau, ses muscles ne quittent ses os pour nourrir la matière. À l’enterrement d’une amie chère, je rencontrai un proche de longue date, que je n’avais jamais vu auparavant. Des heures singulières sur une île au bout du monde où des canards se baignaient dans l’eau de mer. Avec beaucoup de soleil et de sanglots, des yeux irrités, éblouis, qui voyaient tout à travers un halo salé. L’ami était grand et artiste. Il était allé vers le soleil levant. Dans le bateau puis le train du retour, je parlais beaucoup mais je ne sais plus de quoi et nous filions justement vers l’est comme pour oublier, un temps, la fin des choses. Il a mis une pierre dans ma main, bizarrement non minérale, douce, presque chaude. Je lui ai fait écouter la chanson d’un album que je venais de recevoir le jour où j’avais appris la mort de notre amie :
« So many stars, so many seas,
so many smiles, so many trees,
so many laughs, so many screams,
so many scars, so many tears.
It’s so wide, it’s so wide, it’s so wide, it’s so wide
…………………… »
Quelques semaines plus tard, il me demandait d’écrire un texte qui invente sa vie.

Ça commence le long d’un rivage, comme souvent. Il y a le bruit du vent qui concurrence celui des vagues et l’oreille enfantine joue à dessiner les frontières pour mieux les balayer d’un revers d’imagination. Les couleurs bretonnes recèlent cette violence qui bouleverse en subtilité. Pas les délavés tendres normands lancinants comme du mi mineur ; pas l’azur implacable de la méditerranée où les drames se déroulent avec un air de vacances, l’odeur du sang mélangée à celle du monoï. L’ouest armorique : des teintes dont la saveur pique, fait rosir les joues, accélérer le coeur ; des grandes marées majestueuses qui ramènent les choses à leur juste échelle. It’s so wide.

L’enfant se passionne pour l’histoire, la biologie, moins pour les obligations pédagogiques et les foules forcenées. L’intuition que la solitude est un trésor précieux. Dans un coin du jardin, il se crée un espace « de travail », dit-il très sérieusement, dévolu à l’étude des migrations de fourmis, de la danse des coléoptères, de l’évolution des boutures. Il y apporte une petite radio qui grésille et évolue en FM, sans savoir qu’il compose déjà, à la molette, des musiques savantes. Peu à peu, il apprivoise ses mains qui créent des objets liés, de petites sculptures. Il mélange la gouache à la terre pour inventer ses couleurs. L’instant où la main traduit quelque chose de l’esprit. La douceur du pinceau qu’il faut apprivoiser.

Leur voisin est un maître verrier qui se lève bien avant que les oiseaux ne se mettent à chanter et l’enfant le pensait magicien jusqu’à ce qu’on lui explique l’impact de la chaleur sur ce matériau, la transition vitreuse, les lois de la physique. Perplexe, un peu mal à l’aise comme le lendemain de Noël, l’enfant a longtemps réfléchi dans son atelier de jardin, observant les nids, les effets de la Lune sur les plantations, testant les herbes à associer pour dissiper une brûlure d’ortie. Et il a fini par comprendre que le vocabulaire des hommes tentait de démythifier les choses par peur de ce qu’ils ne peuvent expliquer, par souci de cohésion sociale, pour que les chamans soient aux trois-huit et que les sorcières fassent la plonge. Il a compris que tout était magie : la formation des minéraux, la naissance du langage, ce regard qui croise le sien, et le geste précis, d’une grâce infinie, du souffleur de verre. Les bulles prisonnières du moment où tout se fige qui n’éclateront qu’avec fracas, dispersant une infime quantité d’atmosphère d’époque, diffusant potentiellement vie ou mort, selon les souvenirs transportés en forme de semences ou de virus.

Et l’exigence du verrier qui rougeoyait aube après aube, vibrait dans la répétition minutieuse des gestes, posant la beauté sur vitrine, comme le corps-à-corps du musicien avec son instrument, comme le face-à-face du peintre avec son tableau, semblait dessiner un chemin.

Artiste.

La mère a le regard qui change selon les saisons, reflétant le ciel. À sa naissance, elle portait Habanita de Molinard, dont il n’a jamais supporté les notes de tête trop poudrées, fumées, épicées, mais qui finissait par s’évanouir sur sa peau avec des accents d’ambre, de vanille et de patchouli. Un sillage de papier d’Arménie. Puis, elle a rapporté des violettes de Grasse dans un flacon avec une poire recouverte de matière granuleuse. Du verre aux formes arrondies posé sur la cheminée dont le marbre racontait tant d’histoires dans ses veines, fiole dodue saisie d’un geste nonchalant au moment de quitter l’espace intime pour l’activité diurne. On appuie sur la poire plusieurs fois, aspergeant le cou, la nuque ; la fragrance fugace se dissipait presque aussi vite qu’un son. La poire émettait d’ailleurs un drôle de bruit qui semblait contredire le chic du geste alangui, une respiration d’animal asthmatique.

Passé la surprise initiale, il fallait bien se rendre à l’évidence : les signes ne sont pas
univoques.

Il y a toujours un memento mori, quelle que soit la vitalité du moment ; et c’est tout sauf triste.
« Quelque chose gronde toujours quelque part. »

C’est l’ouverture de Der Tod und das Mädchen de Schubert qui émeut chaque cellule et donne envie de courir dévorer la vie.

Les étés interminables dans le Var. Les cigales. La chaleur qui colle. L’ennui qui colle. Les jeux avec les cousins dont on finit par se lasser, attisé par le paysage. L’enfant reste des heures dans le jardin, encore, comme il le fait plus à l’Ouest. Ce ne sont pas les mêmes essences, pas les mêmes oiseaux. De ce point-ci sur le globe, un morceau de montagne s’offre à lui, tandis qu’une mer sans marée clapote à l’autre bout. Il ressent une étrange sensation dont il ne sait si elle est agréable ou désagréable. Comme un vibrato intérieur, une musique qui ne révélerait pas encore tous ses secrets. Il commence par marcher beaucoup, arpenter l’espace. Puis, lentement, il se met à tourner sur lui-même, les yeux d’abord posés au sol, puis s’élevant progressivement jusqu’au ciel avant de revenir vers la terre.

Transformer l’horizon en cercle ; en boucle. Pour que le paysage se livre ; tandis qu’on s’offre au paysage. Sur la plage, le mica adhère à la peau comme une armure-parure. On en trouve des fragments, nombreux, sur les épaules, suivant la ligne d’un os, sur la jambe. Leur taille est souvent à peine celle d’un minuscule grain de beauté, et pourtant, ils s’imposent. Et passant du plan de l’observation de sa peau ainsi magnifiée à celui du panorama, on ne peut que constater : le mica est partout. Avec une insistance presque inquiétante. C’est lui, le maître des lieux.

Plus tard, il découvrira que le mica est fréquemment exploité pour ses propriétés d’isolant électrique et de résistance à la chaleur, notamment, incorporé à d’autres matériaux comme isolant acoustique ; ou en cosmétique.

Une chercheuse de l’université de Santa Barbara en Californie, Helen Hansma, formule une hypothèse qui peut sembler logique aux admirateurs fascinés du minéral : l’apparition des premières cellules vivantes aurait eu lieu dans un espace aquatique pris entre des feuillets de mica.

Ce qui signait la fin des vacances, c’était l’apparition des xylocopes. Ou plutôt du xylocope qui traversait la terrasse, chaque soir, à heure fixe. Pendant que les adultes sirotaient leur Martini sur la pierre chaude, consumant les cigarettes et les rires, l’énorme insecte traversait lentement, très lentement, la scène, de façon bien trop bruyante pour être majestueuse. Il avait un aspect comique avec son vol lourd et débonnaire. On n’arrivait pas à en avoir peur malgré sa taille, son raffut d’hélicoptère et son costume sombre. Il vivait ce que vivent les insectes, au mieux le temps d’une saison. Et pourtant, d’année en année, chaque soir de la fin de l’été, avant le dîner, imperturbablement, un xylocope traversait la terrasse suivant le même plan de vol comme pour prendre des nouvelles de la famille, regarder combien les enfants ont grandi. Ils devaient être des générations et des générations, mais l’enfant l’appelait toujours « le xylocope ». Au fond du jardin, il creusait un énorme trou, enfin, un trou à sa taille, dans le bois tendre d’un grenadier. L’insecte disparu, on continuait à entendre son vrombissement industrieux éjectant des copeaux tandis que les galeries gagnaient en nombre et en bifurcations. Un être tranquille tenace ; amoureux des fleurs.

Le stade volant du xylocope, après son état d’oeuf puis de larve, s’appelle imago – terme qui désigne également le dernier état de développement d’autres arthropodes et amphibiens.
Chez d’autres insectes, il existe un stade intermédiaire entre la larve et l’imago. La nymphe des coléoptères, par exemple. Les éphémères, quant à eux, ont un subimago – comme d’autres insectes aquatiques. Ce stade peut ne durer que quelques minutes ; tout au plus quelques heures.

Le corps pousse dans les étoffes rugueuses, laine vierge et jean brut, vraiment très vite. Vient ce moment où l’on ne comprend plus rien, où la lutte s’épaissit entre les désirs du corps et ceux de l’esprit. La quête de la beauté prend des accents moites et des traits de jeunes filles.

À Paris, une débauche d’oeuvres, de monuments, de possibilités. Décider d’un destin dans un double mouvement, geste et pensée. Dessiner des figures mais aussi connaître et rencontrer des artistes, des oeuvres – d’aujourd’hui ou de l’Antiquité. Vient le temps de s’atteler à la toile avec la ténacité du verrier, jusqu’à un séjour à la Villa Médicis. Un immense atelier avec une lumière parfaite. De l’argent pour tester des pigments inédits, de nouveaux formats. Tout est idéal. Un laps envié aux angles trop aigus, peut-être. Quelque chose ne sonne pas tout à fait juste ; ou manque.

Chaque pas est une histoire, un palimpseste. « On ne sait pas où commence l’architecture et où s’arrête la peinture. Si on bouge, tout se défait. » Arpenter les collines de Rome, à pied, pour retrouver leur essence de paysage. En haut du Quirinal, tourner sur soi-même pour recréer un horizon ; une boucle. Encore. « Le paysage, tout en étant substance, tend vers l’esprit. » Passer des heures en haut du château Saint-Ange à observer le vol virtuose des étourneaux, danse fascinante, périlleuse ; le balancement souple de leurs piaillements crée une partition de tempête.

Nues, nuées.

Passer des heures à observer les nuages, si baroques.

Lors d’une fête dans le parc, il entend une jolie maquilleuse de Cinecittà raconter que quelques jours auparavant, pendant un tournage, une autre maquilleuse, jalouse, a coupé tous ses pinceaux avec les ciseaux du coiffeur. Des pinceaux hors de prix en poils de zibeline, de marte, de poney, de chèvre. Des pinceaux pour le contour des yeux, eye-liners, fard à paupières de grande taille, de taille moyenne, des pinceaux blush, à poudre libre, droits, d’autres biseautés, des pinceaux à lèvres, ourleurs, éventail, ombreurs, duveteux, des pinceaux modeleurs, tapoteurs, des pinceaux plats, des pinceaux carrés. Tous soigneusement rasés. Comment allait-elle travailler, à présent, sans eux ? La maquilleuse bouleversée, faux cils papillonnant et petite robe collée à son corps par la chaleur et l’émotion, sa jugulaire palpitant Tuberosa de Santa Maria Novella jusqu’aux narines alentour, curieuses ou compatissantes, Spritz vacillant dans la main gauche avec glaçons qui tintent en rythme, mimait le geste coupable de la main droite : « CHTACK ! CHHHTACK ! Porca miseria ! Ora non c’è più niente da fare ! » Tout était ruiné.

Lui ne pouvait s’empêcher de trouver le désespoir rosissant ses joues, mieux qu’aucun blush, charmant – ce léger tremblement des choses ; et la remerciait en secret pour la solution qu’elle venait de lui confier sans le savoir.

Une solution toute simple, offerte sur un plateau.

Avec cette drôlerie subtile, involontaire qui signe les décisions dandys.

La peinture est trop silencieuse. Quelque chose gronde toujours quelque part.
Ou : la grande symphonie ne prend forme que quand on la joue.
Comment travailler, à présent, sans pinceaux ?

« Le flux jamais ne cesse. »
Fluxus.
Et la pensée de Dick Higgins qui crée la notion d’intermedia. Liberté qui se lève comme un vent parfumé : celui des départs au large.

« The radio that told me about the death of
Billy The Kid
(And the day, a hot summer day, with birds in the sky)
Let us fake out a frontier – a poem somebody could hide in with a sheriff’s posse after him – a thousand miles of it if it is necessary for him to go a thousand miles – a poem with no hard corners, no houses to get lost in, no underwebbing of customary magic, no New York Jew salesmen of amethyst pajamas, only a place where Billy The Kid can hide when he shoots people.
Torture gardens and scenic railways. The radio
That told me about the death of Billy The Kid
The day a hot summer day. The roads dusty in the summer. The roads going somewhere. You can almost see where they are going beyond the dark purple of the horizon. Not even the birds know where they are going.
The poem. In all that distance who could recognize his face. »

Avec de l’eau jusqu’aux hanches, il capte les sons du crépuscule. Les oiseaux s’en donnent à coeur joie, comme si leur sang battait plus fort à l’approche de la nuit, d’une vague angoisse. Le soleil se lèvera-t-il de nouveau ? Les grenouilles s’y mettent et forment une basse continue.

Quelques moteurs, d’autres éclats, qu’on n’identifie pas. Il sent l’humidité pénétrer les tissus puis glacer la chair, il porte le gros micropeluche un peu comique à bout de bras, des douleurs apparaissent, mais qu’importe. Il est comme une antenne immobile, un large sourire fendant son visage. Ce qu’il entend n’est absolument pas ce qu’il est venu chercher. C’est pour cette raison que c’est si précieux.

« Les histoires ce sont les sons qui les raconteront. Les histoires possibles seront repliées dans les sons. Je n’impose pas une histoire, je crée des situations sonores qui permettent de se raconter des histoires. »

Les oiseaux, il aime écouter et enregistrer leur chant, il aime leur vol, il aime aussi leurs plumes qui sont également celles des anges. Il glisse entre les langues de l’oiseau à Vogel, éclairant un quartz conçu par l’ingénieur IBM Marcel Vogel qui, retraité, prit son envol en se consacrant aux mystères relatifs aux cristaux, tâchant notamment de canaliser l’énergie universelle. La forme de on quartz, qui rappelle l’arbre de vie, lui aurait été livrée en rêve.

« L’oiseau. Les oiseaux. Il est probable que nous comprenons mieux les oiseaux depuis
que nous fabriquons des aéroplanes. Le mot oiseau : il contient toutes les voyelles. Très bien, j’approuve. Mais, à la place de l’s, comme seule consonne, j’aurais préféré l’l de l’aile : oileau, ou le v du bréchet, le v des ailes déployées, le v d’avis : oiveau. Le populaire dit zozio. L’s je vois bien qu’il ressemble au profil de l’oiseau au repos. Et oi et eau de chaque côté de l’s, ceux sont les
deux gras filets de viande qui entourent le bréchet. »

Se poser. Se poser, avec la dignité d’une montagne. Jambes repliées. La colonne vertébrale comme tendue entre ciel et terre, corde à jouer avec sérieux et légèreté. Se poser, les yeux mi-clos. Les mains posées sur les genoux. Se laisser respirer. Sans rien changer. Se laisser être. Respirer. Habiter sa respiration. Avoir la placidité d’une mer. Mais les milliards de petits courants électriques jamais ne cessent tant que la chair en mouvement colle aux os, tant que les muscles peuvent se tendre, les connexions synaptiques brillent, transportant souhaits, pensées, inquiétudes, exaltations, colères, digressions… Sans cesse il faut se replacer dans son souffle. C’est comme tâcher de protéger de ses mains de minuscules plumes, très nombreuses, un jour de grand vent. Elles s’échappent et tourbillonnent. L’air se trouble de leur présence pelucheuse en eau surpeuplée. Loin de la vue claire. L’esprit humain est ainsi. Sans cesse agité, changeant de sujet, d’avis, de tonalité. On a du mal à tenir une seule note, un seul accord. À se laisser aller à la simplicité de la respiration. Le silence n’existe pas.

Le flux jamais ne cesse.

« On ne se baigne pas deux fois dans les mêmes eaux d’un fleuve. »

Sa main se pose sur la radio et manipule le bouton vers la droite, vers la gauche. Ce son immédiatement reconnaissable du changement des stations, jusqu’à tâcher de stabiliser un flux. Ça grésille, ça gueule, ça publicise, ça prend la parole, ça diffuse une sonate, ça générique, ça cite l’intervenant, ça n’est pas d’accord, ça s’excuse, ça reprend, ça présente, ça coupe la parole, ça se moque, ça s’émeut, ça hausse le ton, ça fait un lapsus, ça réprime un fou rire, ça lit sa feuille, ça cite en langue originale, ça lance un jingle, un tube, ça cite ses sources, ça rediffuse, ça développe, ça annonce la suite

SILENCIO !

À l’origine, les postes de radio contenaient de la galène – d’où le nom de poste à galène, inventé en 1906 par Karl Ferdinand Braun. Ce minéral fut utilisé dès l’Antiquité pour ses propriétés de couleur, teintant puissamment en noir ou en blanc – via le carbonate qui donne la céruse. La galène servait à la fabrication du khôl dans l’Égypte ancienne. Mélangée à du verre en fusion sous sa production d’oxyde de plomb, elle permet de produire le cristal.

La mine de plomb est le B.A.-BA du texte ou du dessin, jusqu’au possible saturnisme, pour les obsédés du geste. « Ne cherchez pas mes brouillons, ils sont tous imprimés. » Des chercheurs comme Lionel et Diane Needleman suggèrent que le saturnisme peut en partie expliquer l’effondrement de l’Empire romain. Les riches familles del’aristocratie romaine raffolaient en effet de la vaisselle et des objets en plomb, des récipients de cuisson à la tuyauterie, en passant par les réservoirs. On pense que les vapeurs de plomb émises par les fonderies romaines de l’Antiquité ont eu des retombées jusque dans les régions polaires.

Le minéral est une substance inorganique, dit-on.

Néanmoins, l’ambre, le copal, le mellite, le, corail rouge, le jais… sont organiques. Dans la grande musique des sphères, le minéral émet.

Il n’est pas anodin de toucher un minéral. Il n’est pas anodin de côtoyer un minéral.

It’s so wide.

On peut fabriquer un minéral – et il ne s’en prive pas.

Néanmoins, si la rhodochrosite, avec ses étranges doigts roses en forme de petites branches – Daphné qui aurait rougi au moment de sa transformation en laurier –, semble de la main de l’homme, elle provient bien de la terre argentine et en est une fierté.

« Les hiboux ne sont pas ce que l’on pense. »

Son corps dans son œuvre n’est pas seulement l’oeil qui observe, la main qui dessine et découpe, l’oreille qui capte. Il est également en scène, en performance. C’est à cette époque qu’il commence à dire : « Je suis nombreux » avec un sourire doux et un regard extrêmement décidé, reflétant les cieux mais aussi, étrangement, celui qui s’y regarde. Il change de nom pour une allure de death metal, Doom Brain. Il se maquille en aile de papillons, retrouvant le noir et blanc des vieux films et de la galène-céruse. En ange abîmé. L’écorché, le squelette se surimpriment sur la peau dont la température reste, en général, de 37 °C. Doom, la mort en forme de jugement. La loi du temps.

« Will you dance, Our Lady,
Dead and unexpected?
Billy wants you to dance
Billy
Will shoot the heels off your shoes if you
don’t dance
Billy
Being dead also wants
Fun »

On arpente le laps.

« JE DANSE PARCE QUE J’AI PEUR ET
JE MANIE JUSQU’À ÉPUISEMENT MA
CARCASSE D’AVANT EN ARRIÈRE
ET D’ARRIÈRE EN AVANT, DE MES
TALONS À MES ORTEILS ET VICE
VERSA. »

On arpente le laps.

Entre deux balades à la galerie d’Anatomie comparée du Muséum d’histoire naturelle.

Que d’os. Que d’os.

Le vent se lève et il rêve d’îles. Habite Robinson qui se retrouve plongé dans un miroir,
respirant la solitude.

On peut tourner autour de l’île comme autour de soi-même. Boucles.
Elle est radieuse et maudite.

Alors il faut inventer son paysage.

« Toute île a une frontière avec toutes les
côtes du monde. »

Inventer son paysage en transformant cet espace fini en infinité de possibles. De nouveaux itinéraires allongent le cheminement, le mouvement se ralentit, il compose des labyrinthes discrets.

Les gestes anciens, sans cesse réhabités, créent des formes : construire des cabanes, se grimer, contempler les pierres, le paysage, habiter la radio, catalyser, déclencher l’obturateur, lancer les dés, diffuser, lire, dire, chuchoter, crier, transmettre, éditer. Le système devient complexe, constellation heureuse, rébus à la fois sérieux et rieur.

Je le retrouvais dans un autre rêve. Nous regardions ensemble The Ghost & Mrs Muir.
J’avais le coeur serré à chaque accord de Bernard Herrmann ou bien parce que je me souvenais soudainement : « Tu sais que c’était son film préféré ? » Bien sûr, il le savait. Sur l’écran, les vagues britanniques supposées – californiennes en réalité, mais le blanc et noir maquille – ressemblaient tout à fait à celles de l’île de Batz. « And now my mind is made up. Oh, Lucy. I never heard of such a thing.
Oh, Lucy, Lucy.
Please don’t make it more difficult.
I’m leaving.
I have my own life to live.
But where, Lucy, where can you go ?
The seaside, I think.
I’ve always wanted to live by the sea.
Oh, goody. Well ,
that’s all I have to say.
I should think it’s quite enough.
Apparently there’s nothing we can do about it… »

Avec des citations – par ordre d’apparition –
d’Olivier Mellano, « So Wide », MellaNoisEscape puis
une phrase d’Exprosion ;
Philippe Lepeut – entretiens ;
Zong Bing, Le Principe (traduit par Augustin Berque) ;
Jack Spicer, Billy The Kid ;
Francis Ponge, La Rage de l’expression ;
Héraclite d’Éphèse ;
Jean-Marie Gleize ;
David Lynch ;
Denis Roche, Louve basse ;
Michel Biggi ;
Philip Dunne et Joseph L. Mankiewicz d’après le roman
de R. A. Dick, The Ghost and Mrs. Muir…