Jean-Pierre Greff, 7 notes de Rome, 1992

« 7 notes de Rome »
Atelier de Philippe Lepeut – Villa Médicis 26 avril 1992
Texte de Jean-Pierre Greff
In catalogue « Rome entre parenthèses »
CREDAC, Ivry-sur-Seine,1992

Principes. Nymphe, transfert, dessiccation, Nuage déplié en nymphe et Agrégat commencé à Rome, sont autant de principes s ’engendrant par contiguïté ou réversion. Le travail de Ph. Lepeut a cette exigence qu ’il nous impose d ’envisager ces différents principes ensemble afin de percevoir, en creux, le contour de son objet réel : un projet de réactivation de l ’idée de peinture (dissociée du tableau) à travers des processus d ’intellection absolument contemporains.
Confluence. Un évident principe de fidélité poétique est ici à l ’œuvre : l ’eau, l ’ombre, les nuages. Toutes réalités infiniment mouvantes dont nous ne pouvons reconnaître, nommer, qu ’une variété d ’états, troubles, instables. N ’existant qu ’en mouvement, entre fusion et dispersion. / Les processus du travail fondent de semblables confluences : le transfert de nuages sur les oculi de résine renouvelle le principe de l ’effleurement des Nymphes. Les images de bulles d ’eau ont été réalisées à la surface d ’antiques sarcophages servant de fontaines. Il y a là un bouclage – révélateur – du travail initié avec la suite Baptême-Phôtismos, toiles immergées dans une cuve dont la forme était nettement celle d ’un cénotaphe.
Durée. Avec le principe des dessiccations – feuilletage de couches de peinture successives et de dilution décroissante appliquées dans un moule élastomère / inversion du processus pictural traditionnel – la peinture devient son propre support. Expérience d ’un ensevelissement, ces morceaux de peinture s ’élaborent en plusieurs mois. Ph. Lepeut y passe du temps, c ’est-à-dire, en termes de peintre, des couches ; différant le moment d ’apparition de l ’image. / Pour Manifeste, Agrégat prototype réalisé sur le mur même de la Villa, la trame des images de nuages digitalisées est reportée au crayon. Plus qu ’une marge d ’interprétation, l ’utopie d ’une intervention directe sur le mur emporte une temporalité propre.
De Architectura. Agrégat –articulation de plans successifs, matériaux et « figures » hétérogènes – confirme un aspect fondamental du travail de Ph. Lepeut : sa dimension architecturale. Les pièces impliquent invariablement le mur, la paroi hors de laquelle le travail n ’existe pas. Leur détermination première est, sans qu ’il ne s ’agisse d ’une problématique in situ, d ’investir un lieu, d ’impliquer un espace et une relation du spectateur à cet espace qui donne à l ’œuvre sa visibilité.
Rome. La peinture des églises baroques est largement déterminée par sa relation à une architecture dont elle participe : marbres polychromes, « perspectives » infléchissant la perception des espaces, trompes l ’œil. / A l ’église Saint-Louis des Français, la lumière de l ’annonciation dans La vocation de Saint Matthieu du Caravage semble tomber réellement de la verrière courbe de la chapelle (au-dessus de l ’ange).
Point de vue. L ’église Saint Ignace de Rome offre l ’une des expériences les plus saisissantes de cette articulation entre peinture et architecture avec la question, essentielle, du point de vue. L ’œuvre – l ’illusion des profondeurs répercutées de l ’immense fausse coupole et de sa lanterne peintes par le père Pozzo sur une toile plane – se produit et se déjoue selon la position du regardeur. Ses déplacements induisent des fonctionnements altérés. / Le travail de Ph. Lepeut, singulièrement Agrégat, requiert un point de vue (moins physique, puisque sa réalité tridimensionnelle offre de multiples angles de vision, que mental – à l ’instar de l ’esthétique baroque) : celui de la peinture.
Ellipses. Oculus du Panthéon et lanternes des coupoles perçus en plan obliques, anneaux multiples du Colisée, … / Déjà présente dans certains travaux antérieurs, l ’ellipse réapparaît dans Agrégat avec l ’ombre portée des oculi. Ce motif ambigu du plan et de la profondeur s ’impose surtout dans une série décisive de fusains. / Ellipse, du grec elleipsis, métaph. De « manque ». / Le travail de Ph. Lepeut est l ’épreuve d ’une consumation et d ’une condensation. Cette compression, tangente d ’une limite, est le vecteur de l ’efficacité formelle et sémantique (indivisiblement) de l ’œuvre. L ’ellipse est ici plus qu ’une forme, un emblème. Une attitude, le principe des principes.