Jean-Marc Prévost, continuum > de l’espace au lieu, 1998

Continuum > de l’espace au lieu
Jean-Marc Prévost
In catalogue « localisé », CAC de Castres, 1998

CADRE

Philippe Lepeut intervient à Castres dans deux bâtiments anciens. Le musée Goya, architecture du 17éme siècle et le centre d’art abrité dans un bâtiment du 16 éme siècle. Il est toujours difficile, par l’approche réductrice que cela peut avoir d’aborder une oeuvre dans la seule relation au contexte qui lui est donné mais nous sommes ici face à un projet qui a été, à l’évidence, pensé et mené à bien dans une inscription dans un réel existant. Cette prise en compte du contexte n’est pas seulement une relation à l’espace architectural, aux salles d’expositions, mais à un environnement plus large qui va des bâtiments à la ville tout en intégrant l’histoire.

TRANSPARENCE

L’architecture est une organisation de l’espace et du temps, un instrument de mesure. Les oeuvres qui nous sont données à voir sont en revanche souvent du domaine de l’immatériel, de la fluidité. Il suffit d’évoquer leur titre pour en être convaincu: Water Dream, Transfert ou même Paysage intermédiaire. L’architecture semble être ici le cadre au sens de ce qui contient ce qui ne peut être fixé.
Chez Philippe Lepeut les matériaux employés sont également liées à la transparence. L’utilisation de résine dans les Transfert ou de filet à papillons dans Univers. Ce recours à la transparence permet l’émergence des formes tout en refusant l’affirmation des apparences. L’esthétique de l’apparition d’une image stable sur un support matériel (bois, toile) est remplacée par une image instable, toujours prête à disparaître. Paul Virilio parle à ce sujet d’une esthétique de la disparition accélérée qui met en péril la stabilité des formes. Pour Virilio cette image instable est l’image numérique qui peut être multipliée à l’infini et diffusée à travers le monde mais peut aussi s’évanouir à tout moment. L’on retrouve ici les nuages des Oculi ou les Paysages intermédiaires qui dans les deux cas sont des images photographiques numérisées. Le caractère physique des objets disparaît dans ces images numériques comme dans les nuages, les tracés aéronautiques ou la légèreté des papillons.

INSTABILITE

Quoi de plus instable que le nuage qui se dessine à l’horizon ? C’est la forme par excellence en continuelle métamorphose, insaisissable et quasi immatérielle. La numérisation est une codification qui ne laisse pas de possibles au hasard et peut prétendre rendre stable ce qui par nature ne l’était pas. Elle permet également la multiplication à l’identique d’une même image. Mais peut-on dire qu’il y a un nuage identique à un autre ?
Les nuages sont inscrits dans un espace circulaire qui déjoue les notions de stabilité dans la forme même du support. Le sujet et la forme sont en parfaite adéquation mais en quelque sorte contredit par la technique de leur réalisation. De la même façon la matérialité que suggère les points agrandis s’oppose à l’immatérialité du sujet.
Les nuages sont présentés dans la salle centrale du centre d’art contemporain en relation avec Projet pour un jardin avec papillons. Ce projet a été réalisé à partir des cartes aéronautiques où figurent les couloirs d’approches et les zones d’attente des aéroports. Des trajectoires sont dessinées à même le mur et déjouent les limites de la salle pour continuer virtuellement au delà du bâtiment. Nous sommes face à ce que l’on pourrait appeler un all over contrôlé. Les papillons, légers et éphémères à l’image des nuages viennent subvertir l’ordre établi par le quadrillage du dessin. Il est difficile de parler de trajectoire pour le papillon. Il semble plus adéquat de parler de parcours. Le papillon papillonne. Ce papillonnage visuellement évoque la touche impressionniste qui traditionnellement s’oppose à la linéarité du dessin. La circularité des cibachromes où sont repris des détails des ailes de papillons répond à la circonférence des Oculi. Ce projet pour un jardin me fait penser à Robert Smithson pour qui la sculpture idéale était une route, un tracé dans l’espace. C’est une idée que l’on retrouvera par la suite dans certaines photographies de Jeff Wall où le paysage n’est constitué que par des points de vue surdéterminés par le déplacement automobile. Le paysage est une abstraction, l’image abstraite de la route qui le traverse.

TABLEAU

L’iconographie de Philippe Lepeut fait bien souvent référence à l’histoire de la peinture. Il n’est pas besoin de rappeler ici le conflit du dessin et de la couleur qui est resté central depuis la Renaissance italienne. Il est cependant manifeste que si il y a questionnement de la picturalité nous ne sommes en aucun dans une problématique du tableau. Les limites du tableau, comme nous allons le voir celle du jardin, sont rejetées pour une ouverture au monde, une inscription dans le réel.
Le Musée Goya se dresse dans un superbe jardin à la française dont le dessin serait de Le Nôtre. Le jardin s’offre au regard comme une composition isolée, presque anachronique, face à ce qui l’entoure. Il est bordé par la rivière l’Agout et des bâtiments austères comme on a su les faire dans les années 70 et se termine par une avenue ouverte à la circulation. C’est le jardin fermé, séparé des mouvements de la ville mais cependant beaucoup plus ouvert que celui de la Villa Médicis à Rome où l’artiste a récemment séjourner plusieurs mois.

JARDIN

Une des deux salles d’exposition contient une structure en toile blanche, véritable théâtre, dans laquelle sont placées des plantes de différentes provenances. L’on est face à un tableau vivant qui répond au jardin de l’Evéché. Le modèle architectural a été la source d’inspiration des jardins à la française au 17 éme siècle. Ils étaient caractérisés par des formes géométriques, la symétrie, la présence de végétaux taillés comme des constructions. Le modèle pictural se substituera progressivement à ce modèle architectural au cours du 18 me siècle et les créateurs de jardins s’intéresseront tout particulièrement aux tableaux de Claude Lorrain. Dans cette approche picturaliste l’on sait que les jardins de Kent étaient composés suivant des tableaux du Lorrain et de Gaspar Dughet. Pope déclare en 1734 que « tout l’art des jardins relève de la peinture de paysage ». Girardin dans De la composition compare le « tableau sur le terrain » et le « tableau sur la toile ».
Philippe Lepeut opère un déplacement subtil en utilisant le jardin comme modèle de son installation. Toutefois à bien y regarder l’on ne retrouve pas la rigueur de l’ordonnancement du jardin classique mais un tableau vivant de plantes d’essences diverses que nous sommes habitués à trouver dans nos intérieurs ou jardins contemporains. Le jardin intérieur dans sa théâtralité répond au jardin visible par les fenêtres de l’ancien Evêché. Il se constitue en tant que tableau isolé mais dont la stabilité sera très vite remise en cause par la croissance des plantes qui tendront à sortir de l’espace qui leur est imposé. Parallèlement, le contexte dans lequel s’inscrit le jardin semble avoir particulièrement intéressé Philippe Lepeut, aussi bien les origines de sa création que les transformations qu’il a pu subir. Les dessins ne sont-ils pas perdus à jamais ? Le jardin est-il véritablement de Le Nôtre ? A bien y regarder les buis taillés sont loin d’être symétriques, les formes sont parfois indécises ou ont laissées place au repentir. Dans les deux jardins les règles de la composition faisant référence soit à l’architecture soit à la peinture classiques sont remises en cause par des données qui leur sont extérieures. D’une part la perte du dessin original d’autre part la croissance des plantes.
Ce paysage intérieur répond à Solitaire/Solidaire, un scanachrome sur toile qui peut être déplacé dans l’espace. A la surface, de cette toile transparente se laisse deviner une fenêtre. La fenêtre albertienne paradigme de la peinture de la renaissance italienne qui était un moyen de rendre stable les errances du monde mais aussi le moyen de passer de la nature au paysage construit. Le passage par la veduta permet grâce à l’abstraction picturale d’instituer la nature en paysage. Toutefois ici la stabilité du tableau a voler en éclat. La toile est tributaire de la lumière environnante provenant des fenêtres de la salle. La lumière qui traverse annule en quelque sorte la présence de l’objet pour lui donner une dimension phénoménale. Le déplacement dans le monde mouvant du phénomène ouvre l’espace de l’oeuvre au contexte précis qui l’entoure. Pendant très longtemps l’on a pensé que l’opacité était la condition du visible. L’image devait se livrer sur une surface matérielle alors qu’il est aujourd’hui étrangement possible de voir ce qui n’a plus d’enveloppe charnelle.

SAMIA CYNTHIA

La présence des papillons dans le centre d’art peut faire penser aux cabinets de curiosité. Les cabinets de curiosités se rattachent au monde de l’étrange mais aussi du voyage. Ils permettent de laisser libre cours à l’imagination en livrant au regard des objets qui jouent le rôle de révélateur et évoquent des contrées exotiques et lointaines. La dernière salle du centre d’art évoque ces cabinets de curiosités avec son grand mur jaune où sont disposées des cibachromes représentant des détails d’ailes de papillons Le titre Vivre avec défini un rapport particulier du spectateur à l’oeuvre mais aussi l’idée que tous ces papillons sont des papillons que l’on peut trouver à Castres comme ailleurs.
Dans la même salle sont présentés deux paravents mobiles, Univers, réalisés en filet à papillons (vert) qui peuvent se réunir pour former un espace clos rappelant l’espace propice à la réflexion intellectuelle d’un studiolo à l’italienne ou devenir une machine de vision en prenant le statut d’un filtre optique laissant passer la lumière du jour.
Les cartes géographiques fonctionnent également comme des machines à rêver bien qu’elles soient avant tout des modalités de la construction du réel. L’on peut penser aux cartes des Etats-Unis de Jaspers Johns mais aussi l’utilisation des cartes par les artistes du Land Art. Elles correspondent au questionnement du rapport du réel à l’art, de l’ art au réel qui était central à la fin des années 60 et qui semble toujours d’actualité. La carte malgré sont attachement au réel reste une abstraction et Robert Smithson évoque à ce sujet les cartes abstraites de Lewiss Caroll dans La chasse au Snark . Si la carte se définit comme un espace mental malgré sa forte relation au réel c’est aussi l’affirmation d’un espace propre aux oeuvres qui est mis en avant. Un autre point essentiel dans la carte c’est qu’elle nous renvoie toujours à une autre carte, elle n’est toujours qu’une infime partie d’une totalité. Cette opération de décentrement s’oppose à la volonté globalisante de la peinture qui classiquement prétendait à une vision unitaire de l’espace.

SITE

La réalité aujourd’hui du paysage est en quelque sorte l’extension du domaine de la friche aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Le jardin du Centre d’art qui contient des essences exotiques est laissé à l’abandon, la nature reprenant ses pouvoirs coincées entre une grande avenue et le bâtiment. La notion de friche évoque les notions de désorganisation, de vacuité et est en ce sens un lieu particulièrement intéressant car il reste un espace à investir, à poétiser. C’est un lieu en attente d’un événement possible. La référence à ce sujet est bien entendu Smithson qui a très tôt proposé la réutilisation de sites industriels qu’il a voulu remettre à nouveau en relation avec le monde contemporain. Cette vacuité de l’espace peut être retrouvé dans bien des oeuvres de Philippe Lepeut mais en particulier dans les projets pour jardins.
A Castres sont présentées deux projets pour un jardin. Un avec papillons, l’autre sans. Le premier est constitué d’un grand rouleau de feutre vierge que l’on peut dérouler, une grande page blanche, une ouverture à tous les possibles. Le second intègre des Samia cynthia, bombyx de l’ailante, arbre importé de chine au 19 ème siècle. Ces grands papillons circulent dans de nombreuses régions de France et sont incontrôlables dans leurs déplacements. L’ailante se propage à une vitesse vertigineuse dans les zones de friche.
Proposer des projets pour des jardins s’est replacer l’art dans le réel tout en définissant un site à investir. L’artiste doit aider à la restauration du paysage, ou plus exactement aider à repenser la notion de paysage. Le paysage qui s’est transformé au cours des siècles et en particulier au cours de ce siècle doit intégrer les nouvelles constantes qui le définissent. Que faisons nous des autoroutes, des pylônes électriques, des lignes de chemin de fer ? Robert Smithson dans les années 1960 avait travaillé comme artiste consultant dans le projet de l’aéroport de Dallas. Spiral Jetty et Broken Circle ont été construites sur des sites postindustriels. Il nous reste peut-être aujourd’hui à réussir l’inscription du site dans la mémoire du paysage… Une distinction est alors fondamentale entre ce que l’on nomme un site et un lieu. Le site a une histoire, sa propre mémoire, assume les traces du passé. Le lieu est une abstraction, un espace qui peut être isolé du réel. Robert Smithson a réalisé des sites, Carl André s’est intéressé à la définition du lieu. Les oeuvres de Philippe Lepeut sont des lieux qui tendent à devenir sites.

MONDE

Le tableau suppose l’exposition puis le commentaire. Il est physiquement séparé du réel mais n’est qu’une des expériences possibles, parmi beaucoup d’autres, que l’on peut avoir de l’art. L’œuvre, aujourd’hui, se présente très souvent comme une information qui peut être soumise à débat et une grande partie de l’art de ce siècle a justement cherché à réaliser ce passage du discours au débat.
Le jardin était traditionnellement séparé du monde, pur objet esthétique, ou lieu de divertissement réservé à une cour, comme à Versailles, ou à une communauté dans les monastères. Toutefois, il est à l’heure actuelle généralement urbain, c’est à dire partie intégrante d’un espace où il est difficile de définir son propre territoire. Il peut alors devenir un lieu de rencontres, voir le seul lieu possible d’échanges lorsqu’il redevient une partie significative du monde. La démarche de Philippe Lepeut est particulièrement intéressante par cette capacité de concilier un lieu propre à l’art (l’espace de l’œuvre) et le monde où il doit toujours être mis en danger. Ce qui me parait essentiel dans ce travail est que l’expérience de l’oeuvre peut unifier, comme un événement, la disparité des temporalités suggérées. Tous les temps sont confrontés: l’histoire de l’art, l’histoire sociale, le temps de l’oeuvre… L’œuvre d’art qui doit être pensée dans son rapport au monde, faire partie intégrante de l’histoire et d’un fonctionnement social ne doit pourtant pas se dissoudre dans l’événementiel. C’est une exigence que l’on peut trouver chez d’autres artistes de sa génération comme Jean-Marc Bustamante ou Pep Agut qui différencient leurs pratiques de certaines démarches actuelles qui s’intéressent à la revitalisation des actions et des performances connues dans les années 1960.
En littérature ou dans le domaine du cinéma nous avons récemment vu l’abandon des grands récits de la Modernité pour les micro-récits basés sur des individus et le local. Il y a incontestablement une crise du récit qui était originellement le moyen de dire et décrire le réel mais il est toujours possible de raconter des histoires… Aujourd’hui la vision du monde que voulait nous donner l’art classique est remise en cause dans une réalité éclatée et anarchique. L’œuvre doit s’ancrer dans le réel tout en sachant garder ses propres limites. C’est certainement un des enjeux de la création d’aujourd’hui.