Janig Begoc, Le Dessous des pierres, 2015

LE DESSOUS DES PIERRES,
Anatomie comparée du vivant et autres images métamorphiques
Texte publié en 2015 dans le Catalogue Listen to the Quiet Voice.

« La pierre obsidienne est noire, transparente et mate. On en fait des miroirs. Ils reflètent l’ombre plutôt que l’image des êtres et des choses. »
Roger Caillois, Pierres suivi d’autres textes (1966), Paris, Gallimard (Poésie), 1971, p. 18.

Le fil et la trace [Le paradigme géologique]
« Remove specifics and convert to ambiguities »
Brian Eno/Peter Schmidt, Oblique Strategies, 1975.

« Un autre champ d’investigation rentable serait sans doute la comparaison des niveaux d’organisation dans l’inanimé, le vivant, le psychique, le social et des modalités de passage de l’un à l’autre plan. Voici autant de vastes domaines pour ces sciences d’un type à la fois permanent et inédit que j’ai proposé naguère d’appeler “diagonales”. Ces sciences chevauchent les disciplines anciennes et les contraignent au dialogue. Elles tentent de déceler la législation unique qui réunit des phénomènes épars et en apparence sans rapport. Elles déchiffrent des complicités latentes et découvrent des corrélations négligées, en effectuant dans le commun univers des coupes obliques. »
Roger Caillois, « Nouveau plaidoyer pour les sciences diagonales » (1965),
Cases d’un échiquier (1970), in OEuvres, Paris, Gallimard (Quarto),
2008, p. 569.

Une cimaise blanche, dont les dimensions s’apparentent à celles d’un tableau, fait office de socle. Posé à même le sol, et ainsi transformé en scène, ce châssis s’offre comme le réceptacle d’un haut-parleur et d’un morceau de roche, tous deux reliés par des câbles bicolores. Une voix, hurlante ou chuchotante selon les trois variantes de la pièce, exhorte le passant au silence.
Un fil et une trace. Le dispositif de Silencio (2014-2015) est simple, épuré, froid. Mais il est efficace. Il s’offre comme un mode d’emploi, un jeu de piste, un index. Philippe Lepeut y plante un décor : celui de son vocabulaire plastique et, en creux, son héritage pictural. S’il fallait anthropomorphiser ces objets, on pourrait en effet y voir les figures des Baigneuses à la tortue de Matisse. Dans un paysage réduit à la plus simple expression de trois aplats colorés (la terre, la mer, le ciel), le peintre avait placé trois personnages féminins et une tortue, afin de doter cet espace d’une dimension métaphysique. Par ce va-et-vient symbolique entre le plan et la corporalité, entre la planéité et le volume corporel, il tentait d’inscrire la figure dans une profondeur non plus géométrique, mais indéterminée et cosmique. Cette stratégie de représentation, empruntée par Matisse à la peinture de Giotto avant d’être modélisée par le formalisme moderniste et en particulier celui de Mark Rothko, se retrouve dans la planéité renversante des photographies de la série Atmosphère (2009-2015). Philippe Lepeut y révèle sa table de travail. Photographiées « vues du dessus », les images associent une superposition de deux plans colorés, faisant remonter l’étendue de la table et du sol en une seule et même surface. La perspective se voit écrasée, mais pas tout à fait niée. À la manière de L’Atelier rouge de Matisse, cet écrasement invite plutôt à la recherche de profondeur. Tout en empruntant le format de la peinture de paysage, les Atmosphères s’apparentent au thème pictural de l’atelier du peintre. L’amoncellement d’objets photographiés – qui laisse notamment apparaître des collections de crânes et de pierres – invite en effet à une rêverie sur les coulisses de la création tout autant qu’il livre des sources (littéraires notamment), des outils, des méthodes. Et d’emblée, ce qui frappe, c’est leur transversalité. « Il est temps d’essayer la chance des sciences diagonales 1. » C’est par ces mots que Roger Caillois invitait ses pairs à privilégier, face aux sentiers battus de la recherche disciplinaire, des « chemins de traverses » audacieux, à « effectu[er] dans le commun univers des coupes obliques » 2, pour mieux pénétrer les « démarches transversales de la nature ». Quelque vingt ans plus tard et dans un tout autre registre, Brian Eno et Peter Schmidt allaient, eux aussi, faire de l’oblicité un mode opératoire. Oblique Strategies, le jeu de cartes dont ils sont les inventeurs, se présente comme une collection de phrases énigmatiques, destinées à être utilisées comme autant de moyens de débloquer une situation de création. Roger Caillois et Brian Eno : la table de dissection de Philippe Lepeut est vraisemblablement le lieu de leur rencontre fortuite. Car comme ces derniers, l’artiste privilégie les correspondances, les résonances,les flux aléatoires et les coupes transversales. La métaphore géologique ne doit, à l’évidence, rien au hasard, non seulement parce que la pierre est au coeur du travail de l’artiste, mais aussi parce que le rapport dialectique entre le plan et la profondeur, cette conception de la surface comme lieu sédimentaire observée dans Silencio et dans Atmosphère, caractérise en réalité l’oeuvre dans sa totalité.

Il s’agira donc dans ces pages d’explorer la tectonique de l’oeuvre de Philippe Lepeut, de traquer ce qui gronde secrètement sous la roche métamorphique, là, en dessous des pierres, dans l’attente d’un surgissement. Et de saisir comment l’énergie qui travaille l’oeuvre dans ses régions souterraines met en spéculation le regard.

Présence in absentia
[Reliques, spectres et médium]

« Sur une surface exiguë, il déchiffre un monde, ainsi dans le cas d’un gamahé anatomique […] : “Dans la pâte du silex, mais avec un léger relief, apparaît une tête humaine, ou plutôt la coupe verticale d’un crâne présenté de profil comme une pièce anatomique. L’œil est rougeâtre, aspect que j’ai observé parfois dans des têtes en relief, mais ce n’est pas une règle générale. Cette tête, en demi-relief, a des couleurs pâles, assez caractéristiques, d’atlas anatomique. Dans l’intérieur du crâne, à la place du cerveau, j’ai cru distinguer vaguement un paysage ; mais je n’affirme rien sur ce point. Tout le reste est au contraire d’une netteté exceptionnelle”. »
Jules-Antoine Lecompte,
Les Gamahés et leurs origines, Paris, 1905.
Cité dans : Roger Caillois, « L’Agate de Pyrrhus »
(1965), in Obliques précédé de Images, images…,
Paris, Gallimard, 1987, p. 101.

En 2005, Philippe Lepeut a photographié à la chambre l’une des armoires de la collection ostéologique de restes humains du Musée zoologique de Strasbourg. Cette pièce de mobilier ancien, fort représentative de la muséographie en vogue à l’ère des expéditions coloniales, était formée de six caissons à serrure, superposés les uns sur les autres. Ils conservaient, sur les deux étagères vitrées dont ils étaient chacun constitués, une impressionnante collection de
crânes.

Intitulée Dante (2005-2012), la série photographique exerce une indéniable fascination à l’endroit du spectateur, non seulement parce qu’elle traite du thème de la mort de façon ambiguë, mais aussi parce que son dispositif technique et iconographique condense plusieurs systèmes de représentation.

Le premier régime sémiotique de ces images est d’ordre indiciel. Il se caractérise par une continuité de matière entre les choses et les images. Dante, en tant que photographie, se donne en effet comme une trace, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Rosalind Krauss, comme le résultat technique « d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière » 3. Comme en attestent les récits fondateurs de l’histoire de la représentation rapportés par Pline l’Ancien, la peinture, née de l’ombre, doit son pouvoir essentiel au contact originel avec son modèle. Et c’est de cette naissance en négatif que la représentation aurait tiré son principal pouvoir, celui de maintenir présent un absent. Or, si la photographie reconduit techniquement ce pouvoir, Dante a la particularité, en nous mettant face à deux des usages sociaux les plus répandus de la photographie au moment de son émergence, de venir redoubler et troubler cette indicialité de l’image. Le premier est de type anthropologique, dans la mesure où c’est bien en tant qu’objets scientifiques que les étiquettes qui leur sont associées identifient les crânes exposés. Il renvoie à la façon dont la photographie fut très tôt utilisée comme une arme idéologique de contrôle et de hiérarchisation des corps à travers le concept de race. Il faut toutefois noter que les six photographies étant présentées de manière juxtaposée, tout se passe comme si la vitrine d’origine avait été démembrée, et ses caissons démontés, à la faveur d’un bouleversement de la mesure du temps et du statut des crânes exposés. Le temps phylogénique de l’histoire évolutive de l’espèce se voit substitué par le temps ontogénique qui décrit l’histoire de l’individu ; la superposition des espèces laisse place à la chronologie d’une vie. Le crâne-trophée, objet de pouvoir politique, se transmute alors en crâne-relique, objet de culte, et se voit doté d’une tout autre puissance qui reconduit la métaphysique de l’image comme incarnation du disparu.

Le second usage social de la photographie auquel renvoie la série se rapporte à l’iconographie des sciences occultes nommée, dès 1860, « photographie spirite ». La stupéfiante beauté de Dante réside en effet dans cette matière spectrale et ectoplasmique qui flotte à la surface des images. Les photographes de fluides pensaient capter les émanations des médiums par la seule sensibilité des plaques sensibles. Quant à ceux des « matérialisations » d’ectoplasmes, ils utilisaient des trucages simplistes – des dessins découpés tenus à l’aide d’épingles à cheveux – afin de simuler des masses ectoplasmiques ondoyant autour de corps 4. C’est une semblable substance qui semble surgir de certains des crânes de Dante. Mais sur d’autres, en revanche, la matière diffère. Elle ressemble à un sachet plastique rigide et, par là même, contribue à dessaisir le regard de la rêverie dans laquelle il était plongé. L’illusion est optique. Elle résulte de la conjonction du reflet de la chambre photographique sur l’extérieur des vitrines (mouvement exogène) et du reflet, sur l’intérieur de la vitre (mouvement endogène), des emballages en plastique dans lesquels sont conservés certains crânes. Tout en mettant en abyme une généalogie des supercheries photographiques, ce faux trucage – puisqu’il était non intentionnel, ce « fauxfaux » ectoplasme rend hommage à l’histoire des folles certitudes quant au pouvoir de la photographie de capter des manifestations de l’au-delà. Mais il vient aussi mettre en branle l’économie indiciaire qui fonde le lien de l’image à la mort. Deux détail de l’œuvre, relatifs à l’image et à son objet, contribueront à faire s’effondrer ce lien originel de contiguïté. Il apparaît en effet que d’une part, l’image n’a rien d’une empreinte puisqu’elle résulte en réalité d’une impression numérique et que d’autre part, la moitié des crânes exposés sont des reconstitutions. Les objets et les photographies résultent d’un pur artifice imitatif reproduisant l’apparence extérieure du corps. C’est dans cette économie de la mimesis que nous projette également le second régime de représentation qui travaille sous la surface de Dante. Il s’agit du régime iconique, tel que Charles S. Pierce l’a nommé pour décrire la relation de ressemblance que les icônes entretiennent avec les choses qu’elles représentent. Il faut dire qu’à bien des égards Dante s’apparente à une peinture. Ce régime pictural tient de l’illusionnisme généré par la qualité et le cadrage des images. C’est en effet la vitrine dans son entier – et non pas seulement son contenu – que Philippe Lepeut a pris soin de photographier. La marqueterie sobre des six caissons s’apparentant dès lors à un cadre, le dispositif muséographique prend, sous sa forme photographique, des allures de tableaux. Or, si la photographie ressemble à une peinture, cette « fausse » peinture renvoie elle-même au procédé pictural du trompe-l’oeil.C’est la serrure de chacun des caissons qui
produit cet effet mimétique et qui redouble ainsi le simulacre. Considérées de la sorte, les photographies de Dante entretiennent une extrême proximité avec les vanités du XVII e siècle qui « avaient pour mission de mettre en garde le spectateur contre un trop grand attachement aux biens du monde » 5.
Ce sous-genre de la nature morte était en effet constitué de crânes très souvent insérés dans des niches peintes avec un illusionnisme imparable 6. Doté d’une valeur d’incitation à la piété, il visait à rappeler au spectateur « l’horizon indépassable du trépas » 7 et à démystifier les valeurs accordées aux jouissances terrestres.

Ainsi, derrière ces crânes somme toute bien moqueurs, la fable énoncée par Dante interroge les mythes et les pouvoirs de la représentation – Medium is message, pourrait-on ainsi dire – et relate l’histoire du glissement de l’image vers l’art. Et si le simulacre y apparaît tour à tour comme le produit d’un phénomène surnaturel, d’un pur artifice ou de l’interposition d’un phénomène naturel, c’est probablement parce que Philippe Lepeut cherche à nous interroger sur la façon dont s’organisent, entre le vrai et le faux, les modalités du voir et, par là même, les régimes de croyances qui nous lient aux images. À la manière de la fascination ressentie par Dostoïevski devant Le Christ au tombeau de Holbein, les images de Dante,
dans la percée transversale de leur profondeur, nous invitent à faire « l’expérience esthétique d’un voir qui déborde le savoir historique dans la contemplation du tableau, un voir qui provoque l’arrêt du spectateur, force son activité de voyant et exige de voir encore » 8.

Le vertige « fantastique » des archives de la terre
[simulacres et fossiles]

« Peut-être fallait-il que d’abord le sculpteur taillât, modelât ou fondît des formes qui n’étaient rien que formes, que le peintre assemblât des lignes et des couleurs qui délibérément ne représentaient rien, pour que l’oeil accoutumé par l’art à prendre plaisir à de purs rapports de volumes, de plans et de teintes, pût enfin apprécier dans le règne minéral les mêmes réserves de beauté qu’il avait appris à estimer dans les tableaux et les sculptures. »
« Si ce fantastique réside en fait dans la confusion ou la coïncidence de deux règnes, l’inerte et le vivant, le hasard et le projet, s’il apparaît dans le saccage insolent des règles implicites sur quoi repose l’ordonnance entière du monde, alors le prodige se découvre scandale tout aussi alarmant que si, à l’inverse, l’industrie de l’homme parvenait à produire un pétale de fleur, une plume d’oiseau, non seulement qui imiterait les vrais à s’y méprendre, mais qui, encore, seraient comme eux vivants, frémissants et par conséquent putrescibles, promis à la décomposition plutôt que, comme tôle et ferraille, à la rouille. »
Roger Caillois, « L’Agate de Pyrrhus » (1965), op. cit., p. 105.

Deux vitrines aux deux extrémités d’un même mur. À ceci près que désormais les objets sont réels, le dispositif se rapproche de celui de Dante parce qu’il convoque la
scénographie des cabinets de merveilles et que ses dimensions, excédant largement la superficie des objets dont il est l’écrin, sont également celles d’une peinture de genre. Plus encore, c’est la scène du simulacre et de l’indice, du rapport entre artefact et image acheiropoïète, que Les Reprises(2013-2014) rejouent sous nos yeux. Ce qui s’expose derrière la vitre, ici sur une étagère en bois de rose, là sur une tablette d’ébène, ce sont des pierres. Issues de la collection de l’artiste, elles sont de nouveau saisies et utilisées – reprises, comme l’on remet
la main à une œuvre. Sidérite, Fluorite, Pyrite, Rose des sables, Rhodochrosite, Creedite : la beauté du monde minéral – une « vie des formes » pour parler comme Henri Focillon – défile selon un principe formaliste. Une inquiétante étrangeté, cependant, affleure sous cette surface. Sur
l’une et l’autre des étagères repose en effet un objet mystérieux qui résiste au regard. Le premier, un polyèdre convexe en forme d’étoile, est d’une blancheur lunaire et d’une géométrie si parfaite qu’elle semble surréelle. Le second, doté d’angles tout aussi acérés mais moins aigus, a la couleur du charbon. Il attire le regard par la fente qui perce horizontalement ses strates sur deux faces. Une blessure, une plaie ; presque un défaut de fabrication. Un principe renversant gouverne en réalité l’apparence chirurgicale, grinçante et spectrale de ces objets que le cartel définit comme des « pierre[s] non identifiée[s] ». Elles sont le produit synthétique d’une imprimante 3D. Effet vertigineux, le spectateur n’en saura rien.

Ce chiasme désarmant entre réalité et simulacre, entre fossile et artefact, indice et icône, n’est pas sans rappeler la théorie du « fantastique naturel » forgée par Roger Caillois pour penser l’effet de sidération produit par certains phénomènes, à commencer par celui des « pierres à images ». Les gamahés, nom donné aux figures qui sont formées naturellement sur des pierres, ont été largement décrits au début du XX e siècle par Jules-Antoine Lecompte, un adepte des théories spirites de l’époque. Il s’agit de « dessins qui, par l’effet de mécanismes
tout extérieurs procurent le simulacre, l’image lointaine ou approchée mais émerveillante, d’autres données éparses dans le répertoire des choses » 9. Caillois s’appuie sur les descriptions de Lecompte pour montrer les résistances de l’homme à accepter des phénomènes naturels quand ceux-ci ressemblent à s’y méprendre à des ouvrages humains.

« N’importe quoi de naturel, bête ou plante, pierre ou paysage, explique-t-il, ressortit au
fantastique, chaque fois que son aspect, par des voies toujours les mêmes, saisit et mobilise efficacement l’imagination. Tantôt son apparence met l’être considéré à part des espèces voisines, à quoi il devrait ressembler le plus ; elle le rejette […] de façon énigmatique vers des rameaux très éloignés de la taxinomie. Tantôt au contraire […] son apparence n’en rappelle aucune autre et semble issue d’un univers inconnu, soumis à une économie indéchiffrable et menaçante. Tantôt enfin le désarroi est provoqué par la duplication anticipée d’un objet humain pièce d’échecs ou masque mythologique – fabriqué en toute indépendance, qui a exigé projet, calcul et choix, sans référence cependant à ce modèle fantôme, surgi de la nature par des voies opposées. Là, au coeur de la matière inanimée, sont portés à leur comble les paradoxes du fantastique naturel 10. »

Si ce phénomène est jugé effroyable, c’est non seulement parce que l’homme ne peut supporter que soit bafouée « l’immuable ordonnance » de la nature, ou plutôt la taxinomie des règnes et des genres par laquelle on a cherché à la maîtriser, mais aussi parce qu’encore plus inacceptable semble être « cette concurrence heureuse, […] cette usurpation de pouvoir » 11 qui advient lorsque la nature surpasse l’homme. Les fossiles synthétiques de Philippe Lepeut, même s’ils en inversent les polarités, produisent le même effet paradoxal. En donnant l’illusion d’un objet naturel, ces simulacres prouvent que l’industrie de l’homme peut, à s’y méprendre, imiter une pierre. Et ce constat est d’autant plus vertigineux qu’il se rapporte aux archives de la terre, à des formes d’avant l’histoire, fruit de la rupture et de l’usure des temps, comme le sont aussi les météorites (également chères à l’artiste) dont l’origine extraterrestre redouble et amplifie cet effet de vertige.

« Au commencement, au plus ardent du chaos, écrit Caillois, l’équilibre qui allait parvenir à tant de délicatesses miraculeuses ne fut sans doute rien d’autre que le jeu des compensations encore instables et grossières, qui, lentement, mettait fin aux soubresauts d’un astre en train de se figer. Peut-être n’est-il pas de plus sûrs modèles de la beauté profonde que les formes émergées des grandes acrimonies 12. » Dupliquer ces objets, c’est écraser le temps, le comprimer. Comme une profanation du sacré.

« La parfaite essence de la mort, l’ultime simplicité, la pureté absolue »
[Faire vivre et mourir les pierres]

« Une sorte de réflexe pousse le savant à tenir pour sacrilège, pour scandaleux, pour délirant, de comparer, par exemple, la cicatrisation des tissus vivants etcelle des cristaux. Cependant, il est de fait que les cristaux comme les organismes reconstituent leurs parties mutilées accidentellement et que la région lésée bénéficie d’un surcroît d’activité régénératrice qui tend à compenser le dommage, le déséquilibre, la dissymétrie créée par la blessure. N’y a-t-il là qu’analogie trompeuse ? que métaphore pure et simple ? Toujours est-il qu’un travail intense rétablit la singularité dans le minéral comme chez l’animal. Je sais, comme tout le monde, l’abîme qui sépare la matière inerte de la matière vivante. Mais j’imagine aussi que l’une et l’autre pourraient présenter des propriétés communes, tendant à rétablir l’intégrité de leurs structures, qu’il s’agisse de matière inerte ou vivante. »
Roger Caillois, « Sciences diagonales » (1959), op. cit., p. 480-481.

André Gunther, dans un article visant à montrer comment la retouche photographique à l’ère du numérique n’a en rien altéré les phénomènes de croyance en la véracité des images, revient sur l’économie technique de la photographie. Cherchant à invalider le modèle indiciel prôné par Rosalind Krauss, il rapproche ce dernier de la conception traditionnelle des simulacres par Lucrèce. Dans son poème De Natura Rerum, le philosophe latin en donnait la définition
suivante :
« Disons maintenant avec quelle facilité, quelle légèreté ces images se forment et, comme un flot intarissable, ne cessent de se détacher des corps. Car des éléments superficiels s’écoulent et rayonnent sans relâche de tous les objets. […] Et de même que le soleil doit émettre en peu de temps de nombreux rayons pour que l’univers en soit constamment rempli, de même, et pour la même raison, il faut qu’en un instant les corps émettent de toutes parts, de mille manières, dans toutes les directions, de nombreux simulacres des objets puisque, partout où nous tournons le miroir, nous les voyons s’y refléter avec leur forme et leur couleur 13. »

Cette définition pourrait tout à fait s’appliquer à la matière ectoplasmique et fantomatique qui surgit des photographies de crânes de la série Dante. Elle pose, dans les pas de Platon, l’image simulacre (phantasma) comme soumise aux lois de l’imagination, comme une construction artificielle dépourvue de modèle original. Le simulacre, explique Victor Stoichita, est pensé par Lucrèce comme « un entre-deux, un objet ambigu entre le corps et l’âme » 14, une membrane légère qui voltige dans les airs, et dont la fluidité lumineuse a quelque chose de spectral. Or la substance fluide et informe observée dans Dante se caractérise elle aussi par une ambiguïté matérielle. Entre évaporation des corps et apparition des esprits, mouvement centripète et centrifuge, il est difficile de saisir l’origine de ce phénomène d’oscillation entre la vie et la mort.
Ces transformations de la matière évoquent la variation permanente des régimes de représentation qui perturbe l’interprétation des images de Dante. Mais elles rappellent aussi, dans la tension organique qu’elles entretiennent entre l’inerte et l’animé, la théorie du transformisme des pierres, conçue par le naturaliste Jean-Baptiste de Lamarck conjointement à sa réflexion sur l’évolution des espèces animales. Roger Caillois la rapporte en ces termes :
« Il suit que végétaux et animaux acquièrent petit à petit par de nouveaux besoins de nouveaux organes et s’acheminent ainsi, grâce à l’hérédité des caractères acquis, vers une complication en principe illimitée, les espèces se transformant en principe indéfiniment. En même temps, les excréments, dépouilles et détritus des plantes et des animaux, sont la seule origine du monde minéral tout entier. Ils se trouvent précipités dans un transformisme inverse qui, de chute en chute, les métamorphose, au terme de cette évolution à rebours, en cristal de roche. Celui-ci apparaît comme la parfaite essence de la mort, l’ultime simplicité, la pureté absolue 15. »

Ce vitalisme qui prête une organicité aux pierres fait largement écho aux théories sur l’inerte et le vivant de Diderot qui, trente ans auparavant, considérait que « les pierres sentent » et que l’on peut « animaliser une statue » 16. Caillois, de son côté, s’est intéressé aux blessures du cristal et à sa capacité à se régénérer. Il a par ailleurs scrupuleusement consigné la mythologie des pierres, rapportant le fétichisme dont celles-ci ont pu faire l’objet, en Chine et dans la Grèce antique, au même titre que les reliques, idoles, fétiches et autres simulacres.

De toute évidence, ce n’est pas un hasard si Philippe Lepeut a fait du cristal de roche un matériau constitutif de son travail. Car c’est de cette tension entre régénérescence et dégénérescence, entre morbide et fabuleux, que rend compte son usage de ce minéral sous la forme d’un pendule. L’installation La Mélancolie de l’oiseau de pierre (2015) a ceci de particulier qu’elle réunit différents « états » de cristal : une pierre brute, deux grands pendules en suspension (ciselé en pointe et scellés à un câble par des rivets d’or et d’argent) et une boule de voyance. Or, si le point de vue entropique de Lamarck oriente les pierres vers la mort, la voyance et la radiesthésie ont eu tôt fait d’ériger le pendule et la boule de cristal en puissants outils de divination, faisant du cristal non pas le terme d’un processus mais son point de départ. L’installation de Philippe Lepeut rend compte de ce double mouvement temporel et des multiples effets de croyances qui, entre sciences et superstitions – entre traités thérapeutiques, lapidaires et talismans – ont marqué le destin de la minéralogie.

Deux autres séries d’objets sont constitutives de cette installation. D’une part un cône métallique à facettes, long, creux et affûté en une pointe saillante. Ressemblant à un bec, il semble désigner par synecdoque la figure de l’oiseau de pierre qui, elle, renvoie aux nombreux mythes et images de la pétrification – de la rêverie pétrifiante 17 aux punitions des dieux rapportées par Ovide – et, par extension, aux phénomènes de transformation. Et d’autre part, un assemblage suspendu : un globe blanc en plâtre ciré, qui affublé de deux trous prend des allures de tête de mort. Sur celle-ci a été fixé à l’endroit du nez un bâton de bois veiné autour duquel s’enroulent de fausses feuilles de lierre. Pinocchio dans le ventre d’une vanité. Ou comment le simulacre et le faux font retour. Le mensonge et la vanité comme antithèses de la croyance et comme métaphores de l’inexorabilité du destin qui dépasse les pouvoirs de l’homme.

Le fil et la trace
[Le paradigme indiciaire]

« Humanize something free of error »
Brian Eno/Peter Schmidt, Oblique Strategies, 1975.

« Anthropomorphisme, s’écriera-t-on. C’en est justement l’inverse, car il faut prendre garde qu’il ne s’agit nullement d’expliquer à partir de l’homme certaines données énigmatiques qu’on constate dans la nature, mais au contraire d’expliquer l’homme, qui relève des lois de cette même nature et qui y appartient par presque tout en lui, à partir des conduites plus générales qu’on y rencontre répandues dans la grande généralité des espèces. »
Roger Caillois, « Nouveau plaidoyer pour les sciences diagonales »
(1965), op. cit., p. 567.

En s’offrant littéralement comme un fil et une trace, le dispositif de Silencio indique une méthode. À la manière des cailloux du Petit Poucet – des traces qui dessinent le fil d’un parcours permettant de s’orienter dans le labyrinthe de la réalité, l’installation pose le paradigme indiciaire au coeur de la démarche de Philippe Lepeut. Toutefois, si le « contact originel » est omniprésent dans l’oeuvre, la rhétorique des preuves est aussi mise à mal.

« Les historiens (et de manière différente les poètes), écrit Carlo Ginzburg, ont pour métier ce qui fait partie de la vie de tout un chacun : démêler cet entrelacement du vrai, du faux et du fictif qui forme la trace de notre présence au monde 18. » Tel est aussi, semble-t-il, le projet de Philippe Lepeut. Si la logique du transfert est centrale à son oeuvre, c’est pour mettre en jeu les changements d’états de la matière à la faveur d’images instables qui se traversent comme des flux. Entre la fiction et la vérité, son travail fait émerger un troisième terme : « le faux, le non authentique – le fictif qui se fait passer pour le vrai » 19. Tout en interrogeant les archétypes, les mythes et les croyances qui fondent notre rapport à la représentation, il questionne les registres du faux qui structurent l’imaginaire. La deuxième ligne de faille que rend visible une coupe transversale dans la sédimentation de l’oeuvre, et qui affleure sous la surface froide et épurée de Silencio, est une trace organique. Sous l’épaisseur du mystère, il y a indubitablement quelque chose qui s’incorpore et qui s’incarne. Une tentative de traquer la faille, la déchirure, la blessure. Car en définitive, ce dont nous parlent les simulacres et les fantômes de Philippe Lepeut, c’est de l’homme au sens où Roger Caillois l’entendait, c’est-à-dire dans toute son oblicité. Tel un lecteur de gamahés, sur une surface exiguë, il déchiffre le monde.

1 Roger Caillois, « Sciences diagonales » (1959), préface de Méduse et Cie (1960), in OEuvres, Paris, Gallimard (Quarto), 2008, p. 483-484.
2 Roger Caillois, « Nouveau plaidoyer pour les sciences diagonales » (1965), Cases d’un échiquier
(1970), in OEuvres, op. cit., p. 569.
3 Rosalind Krauss, « Notes sur l’index » (1977), in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 69.
4 Voir : Clément Chéroux et Andreas Fischer (dir.), Le Troisième OEil. La photographie et l’occulte, Paris, Gallimard, 2004.
5 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités dans l’art contemporain : une introduction », Les Vanités dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2005, p. 9.
6 Comme en témoignent par exemple le Triptyque de la famille Braque de Rogier van der Weyden (1450, musée du Louvre, Paris), le Trompe-l’oeil de Georg Flegel (1610, Galerie nationale, Prague) ou encore le Diptyque Carondelet de Jan Gossaert (1517, musée du Louvre, Paris).
7 Benjamin Delmotte, Esthétique de l’angoisse. Le Memento mori comme thème esthétique, Paris, PUF, 2010, p. 17.
8 Ibid., p. 12.
9 Roger Caillois, « Idée paradoxale du fantastique naturel » (1966), in Obliques précédé de Images, images…, Paris, Gallimard, 1987, p. 156.
10 Ibid., p. 155-156.
11 Ibid., p. 156.
12 Roger Caillois, Pierres suivi d’autres textes (1966), op. cit., p. 46.
13 Lucrèce, De Natura Rerum, livre IV, 142-167, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 11-12. Cité dans : André Gunthert, « L’Empreinte digitale. Théorie
et pratique de la photographie à l’ère numérique »,
Giovanni Careri, Bernhard Rüdiger (dir.), Face au réel. Éthique de la forme dans l’art contemporain, Paris, Archibooks, 2008, p. 85-95.
14 Victor I. Stoichita, L’Effet Pygmalion. Pour uneanthropologie historique des simulacres, Genève, Librairie Droz, 2008, p. 10.
15 Roger Caillois, « Une erreur de Lamarck », in Obliques précédé de Images, images…, op. cit., p. 126.
16 « Il faut que la pierre sente. Cela est dur à croire. »
Voir : Denis Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot (1769), Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 35.
17 Pour un état des lieux de ces images de la pétrification,
voir : Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 205-232.
18 Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2006, p. 16-17.
19 Ibid., p. 16.