Jacques Leeenhardt, le projet de paysage comme questionnement du monde, 1999

Le projet de paysage comme questionnement du monde
A propos de Naturel & domestique et Drop zone de Philippe Lepeut
par Jacques Leenhardt
in catalogue « drop zone : naturel & domestique »
la chaufferie et frac alsace, 1992

Il y a la nostalgie des jardins d ’enfance, celle qu ’éveille en moi celui de ma grand-mère par exemple, expérience que nous sommes nombreux à partager dans un pays il y a peu encore fortement rural. Mais ce temps de l ’expérience s ’éloigne en nous et trouve refuge dans nos mémoires ; l ’odeur des animaux et le parfum des plantes se transforment irrémédiablement en images-souvenirs, en sensations aussitôt prises en charge par les industries culturelles qui les recyclent en tourisme et en publicité. Le paradis perdu nous cerne de toutes parts.
Il y a les paysages forgés par le monde industriel. Ceux-là, nous ne les avions pas d ’abord enregistrés comme paysages : ils étaient l ’industrie même, qui occupait l ’espace chaotique de nos souvenirs. On y lisait le monde du travail, auquel est venu se surajouter depuis peu, comme pour en accélérer l ’obsolescence, celui de la pollution. Leur forme ne nous disait rien, ne nous regardait pas, demeurait un non-lieu pour notre sensibilité. Et voilà que ce monde industriel lui-même s ’éloigne dans un passé à son tour en passe de nourrir de nouvelles nostalgies. Alors que la ruine les menace, et que leurs jours sont promis aux bulldozers, les bâtiments de l ’épopée industrielle gagnent une qualité inattendue. Une culture, elle aussi en plein désarroi, qui avait reçu ses premières traductions symboliques chez Marx et Zola, se glisse dans notre imaginaire, déjà révolue et dès lors à son tour porteuse de valeurs.
Nous sommes aujourd ’hui confrontés à un nouveau type de paysages, présents, réels, mais incapables encore de capter notre attention, point encore marqués de nostalgie et dont, pour cette raison peut-être, nous percevons difficilement les caractéristiques. Pour le dire plus crûment, nous n ’y voyons aucune qualité, ni esthétique, ni humaine. Et pourtant ces paysages renferment déjà les beautés et les laideurs sur lesquelles, un jour, notre œil saura tracer les chemins de sa jouissance. Rien encore pourtant. Une attente, une interrogation seulement. L ’heure est donc à l ’imagination, à l ’invention de ces paysages faits de béton et de verre, de verdure et de grands espaces bruyants ou désertés. Ils nous sont contemporains et nous devons apprendre à les regarder, critiquer, aimer. L ’heure est aux artistes.
L ’opposition est tentante, de l ’architecture qui édifie les demeures et de la nature qui en serait comme le contrepoint. Michael Heizer avait, avec Double Negative, donné une forme à cette fiction lorsque s ’opposaient encore les constituants de la modernité : l ’espace et le temps, la nature et la culture, l ’âme et le corps. Depuis nous pensons différemment l ’articulation de ces catégories.
Naturel & domestique, installation montrée à La Chaufferie de l ’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, et Drop zone, au Frac Alsace, à Sélestat, reprennent tous ces éléments, mais au deuxième degré ou, si l ’on veut, comme question plutôt qu ’à la manière d ’un couple catégoriel sur lequel il lui serait loisible de construire.
Projet pour un jardin avec ficus bushy king est un moment de Naturel & domestique. Ce n ’est pas exactement ce qu ’on pourrait appeler un “ projet ”. C ’est plutôt un jardin d ’un genre inédit, un jardin dans lequel seul l ’esprit s ’aventure à la rencontre des images qui l ’obsèdent. Que faire en effet lorsque la nature se produit à nos yeux comme couleur verte, lorsque la terre disparaît dans sa matérialité pour n ’être plus que le support de la verdure, et peut-être même moins que cela dans l ’agriculture hors-sol ? Que faire quand le recours aux senteurs, quand la tactilité du bois moisissant, le son rendu par le vent dans les milliers de reflets du peuplier tremble ont été recouverts, ou simplement ont disparu, voire n ’ont pas eu lieu.

“ Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma singulière existence ; je ne savais ce que j ’étais, où j ’étais, d ’où je venais. J ’ouvris les yeux, quel surcroît de sensations ! la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m ’occupait, m ’animait et me donnait un sentiment inexprimable de moi-même. ” 1

Où est alors la nature ? Philippe Lepeut en connaît bien les lois et les fonctionnements, il a retenu en mémoire les herbes et les pollens. L ’artificialité à laquelle il se cantonne n ’est donc pas une pose : c ’est une question. Les ficus sur plan de verre de Projet pour un jardin avec ficus bushy king, si on les prend dans une perspective naturaliste, font penser à des îlots verdoyants émergeant d ’une eau débordée ; ils renvoient à une terre tout immergée de ciel. Mais, révoquant en doute cette image naturaliste, on en vient immédiatement à se demander aussi bien si ce monde de couleurs trop décidées, si cet ordonnancement trop déterminé par la forme des carrés, ne renvoient pas plutôt aux images médiatiques, n ’obéissent pas à une idée publicitaire du jardin davantage qu ’à une nature mythique à laquelle s ’accroche une nostalgie toujours renaissante, mais qui échappe chaque fois qu ’on l ’approche.
Étant donné… le bleu du ciel, “ les ficus seront bien nuageux ”, précise l ’artiste, c ’est-à-dire que leur feuillage sera ébouriffé, chaotique, un casse-tête fractal. Le contraire d ’un ficus à la française, topiaire, sagement rangé dans une forme ou un profil déterminé. Trop brillant, comme un cadeau en plastique, le ficus bushy king n ’est pas seul à accueillir le visiteur à La chaufferie. Il en occupe seulement le centre mais vous pouvez avoir sur lui des prises différentes : angles de vue, vision plongeante depuis la mezzanine, et découvrir les autres éléments de cette domesticité.
Philippe Lepeut a tiré une longue ligne sagement rectiligne sur la paroi qui enferme son Projet de jardin. Elle restitue le dessin des pistes de l ’aéroport voisin, Strasbourg Entzheim. A l ’une de ses extrémités, sur l ’une des boucles de la piste, veille Acherontia atropos, papillon dont l ’appellation commune est Sphinx à tête de mort. Acherontia atropos semble épinglé, à moins qu ’il ne survole la piste. C ’est un dessin aquarellé. L ’éphémère lépidoptère incarne la dureté du destin, porteur en son nom du fleuve de l ’Enfer (l ’Achéron), redoublé par l ’adjectif Atropos qui qualifie la fatalité sans retour. Atropos est d ’ailleurs le nom de l ’une des trois Parques, celle qui coupe le fil de la vie.
Tout en faisant partie de l ’ensemble Naturel & domestique, ce dessin au mur porte un titre à part : Projet pour un jardin avec Acherontia atropos, Strasbourg (memento mori). Les deux titres se répondent, mais l ’euphorie qui s ’attache au bleu du premier fait place ici aux angoisses liées à l ’imminence inéluctable de la mort (souviens-toi que tu vas mourir).
Les paysages de fantaisie de Philippe Lepeut construisent un espace mental en suspens entre une vie menacée par l ’artificialité des images et une mort qui relève du mythe. Comment retrouver, ou simplement trouver, une expérience vraie, une participation au monde qui soit indemne des mensonges ou des mirages des représentations, mythologies publicitaires qui semblent chaque fois davantage nous expulser tout en nous attachant, dans lesquelles notre place est moins assurée ? La question engendre chez Philippe Lepeut une sorte de réponse en forme d ’interrogation : qui est là face au paysage, au bien et au beau, ou alors face au laid et au mal ? Qui peut dire encore “ Je ” lorsque les valeurs et les paramètres nous submergent par vagues, chaque jour plus insistantes, sur papier ou sur écran.
Ces interrogations prennent forme dans l ’espace. Elles sont l ’ébauche d ’un lieu qui nous serait propre, mais elles laissent l ’œil de l ’esprit indécis, troublé. Philippe Lepeut crée pour cet œil envoûté de doutes des objets incertains : des Projets de jardin. Oui sans doute, nous en rêvons de ces jardins de bleu et de vert, mais nous voyons bien aussi qu ’ils sont de nuage et de verre. Il n ’y a pas tromperie sur la marchandise. Quels projets de paysages pourrions-nous formuler qui ne soient d ’une certaine façon marchandise, chalandise, image toute faite, jardin tout prêt comme une soupe savoureuse en ses sachets rouge et or ? Ici c ’est verre et vert.
Alors, pour relancer la question de la place de celui qui regarde dans un monde déjà vu, Lepeut projette en mezzanine une énigmatique vidéo : Paysage intégral. Il y a du ciel bleu et des plantes vertes. Même des fleurs mauves émergeant, improbables dans leur fragilité colorée, d ’une série de vues prises dans des espaces fortement industriels : aéroport, déchetterie, centrale nucléaire, etc. Des vues plus que des paysages. Des fragments pour un paysage à venir. Peut-être. On y retrouve les lumières et les nuages, une sorte de cosmologie contemporaine peuplée d ’astres aéronefs et où s ’élèvent de grands trépieds d ’où sortent les émanations méphitiques du siècle et qui attendent encore leur Pythie. Les images de Paysage intégral montrent aussi un monde en gestation, avant que l ’ordre ait dominé les remblais et aligné les végétaux :

unus erat toto naturae vultus in orbe. ” 2″>“ Ante mare et terras et quod teguit omnia caelum
unus erat toto naturae vultus in orbe. ” 2

Mais ces prises de vue, cette captation circulaire du monde environnant, entre haut et bas et entre chaos et paysage, laisse apparaître un point stable, une constante : les pieds du vidéaste, les pieds de l ’artiste ancrés sur la terre, conscience acharnée à ordonner encore le monde, axe par rapport auquel est décrit l ’ici et le là-bas, l ’avant et l ’après.
Cette question de la détermination d ’un espace à partir d ’un point de vue est celle-là même qui fonde le jardin. Elle instaure la terrasse comme origine du couple catégoriel jardin/maison sur lequel depuis les âges néolithiques lentement se sont construits notre imaginaire et les modes de perception de l ’espace naturel. Tout jardin naît d ’une terrasse, c ’est-à-dire d ’un point de vue et d ’une distance. Si le thème du jardin est si important au cours des siècles que les plus ardues philosophies ont tenté d ’y inscrire leur vision du monde, c ’est qu ’il résume à lui seul et la philosophie, la question du regard connaissant dans son rapport à l ’objet, et l ’anthropologie, cette autre question de la place de l ’humain dans la nature, de laquelle il participe. Le jardin est un traitement métaphorique de la question des passions, des sens et de la forme, il est un projet de construction de la nature dans la culture et inversement.
Philippe Lepeut donne à cette aventure de l ’esprit une forme dans Projet pour un jardin avec zones, Sélestat. Le titre de l ’œuvre, qui complète en quelque sorte l ’installation de La Chaufferie, indique d ’emblée que la proposition sera éclatée, fragmentaire. L ’artiste juxtapose des “ zones ”, espaces apparemment inqualifiables, les donne à regarder, à explorer, à connaître. Avec ces “ zones ”, l ’esprit part en balade, ou plutôt il erre dans l ’indétermination, ajoutant expériences visuelles à découvertes formelles. Il entasse. Il accumule, saisi par cette diversité sans ancrage. À moins que, faisant retour à l ’avenir de la modernité, à Zone d ’Apollinaire, Philippe Lepeut n ’ait voulu marquer fermement sa volonté d ’en finir avec les vieux poncifs. Peut-être cherche-t-il, au fil de cette errance dans les zones péri-urbaines, une nouvelle inspiration dans le geste de l ’ingénieur et sur le tarmac des aéroports :

Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l ’antiquité grecque et romaine. ” 3″>“ A la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô Tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l ’antiquité grecque et romaine. ” 3

Projet pour un jardin avec zones, Sélestat diffuse sur cinq écrans des images paysagères. Les unes se veulent violemment nostalgiques, rappelant (avec quelle charge d ’ironie ?) la poésie pittoresque des ruines, lorsque la végétation prend le dessus sur le labeur du maçon. Ailleurs apparaissent des images d ’un monde englouti, irréel émergeant à peine de l ’eau qui le recouvre. Projet pour un jardin avec zones, Sélestat montre aussi, dans différents travellings, l ’installation dont elle fait partie, Drop zone, comme si l ’artiste s ’était engagé dans une tentative de mise en abîme, de creusement d ’un espace réflexif au cœur même de la représentation.
Drop zone c ’est enfin, par-delà les images de la périphérie urbaine et industrielle, la musique même de la nostalgie prenant la forme d ’un récit chuchoté extrait du Robinson Suisse, cette soupe insipide dérivée à la fois de Rousseau et de Daniel Defoe. Par petites phrases, presque inaudibles, des fragments de nature, des débris de paysage montent vers le spectateur. L ’auditeur est perplexe. Il sait qu ’il n ’a pas bien entendu le texte. Pour le soutenir dans ce désir de savoir, l ’un des moniteurs vidéo lui offre le secours (?) d ’une lectrice qui, méticuleusement, lui traduit ces morceaux de littérature exsangue en langage pour sourds-muets :

“ Ces entretiens nous avaient conduits jusqu ’au rocher d ’où notre petit ruisseau s ’échappait en cascade, et avec un doux murmure. Nous retrouvâmes les grandes herbes que nous traversâmes difficilement et nous parvîmes, ayant les rochers à notre gauche, et la mer à notre droite, un peu dans l ’éloignement, à un endroit dont l ’aspect était enchanteur. ” 4

Étant donné… la cascade, et un peu d ’éloignement, la terrasse offre un aspect enchanteur.
Nous approchons de la partie centrale de ce vaste dispositif mais n ’y sommes point encore. Au mur, tout autour, Philippe Lepeut a accroché des Images, vite. Ce sont des paysages, bougés plutôt que flous, qui rappellent que l ’artiste a longtemps été peintre. Lepeut s ’est fait ici “ landscapist ” comme disent les anglais, qui désignent par le même mot le paysagiste qui fait un paysage et le peintre qui le représente. Mais il a abandonné le souci des brosses et des pinceaux à l ’appareil photographique. Installé dans le train entre Paris et Sélestat, l ’artiste capte des zones de paysage industriel, des zones de post-paysage, ancrées dans un point mobile. Cette fois les pieds ont abandonné leur enracinement. Étant donné… le déplacement de l ’observateur.
L ’installation est un dispositif spatial et symbolique ambitieux. Lepeut en tire de nombreux effets, propres à divers registres qu ’il articule dans une réflexion unique. Avant d ’aborder le Plateau, à moins que cela ne soit après, le spectateur voit encore son attention attirée par un entrelacs de lignes dessinées au sol. Ce motif reprend une œuvre qui avait été montrée sous le titre Projet pour un jardin, Montbard, plan de jardin plus proche d ’une broderie à la Le Nôtre que de celui que Stendhal dessina naguère, visitant le château de Buffon à Montbard. Il revient ici, revisité, révisé, augmenté, perverti, on ne sait. Car ce qui était le simple schème d ’un jardin rêvant aux mystères des labyrinthes, se trouve maintenant “ agrémenté ” d ’une petite construction appelée “ belvédère ”. Revue, l ’installation porte désormais le titre : Projet pour un jardin avec belvédère, Sélestat. On distingue que ce belvédère, qui adopte une forme située quelque part entre la pagode et la cheminée de refroidissement, enferme un arbre. Du paysage de Montbard, la nature a disparu, séquestrée par le mécanisme qui a nom “ belvédère ”. À l ’abri de cette construction hybride se trament sans doute des expériences botaniques inquiétantes. L ’entrelacs des chemins du jardin demeure, énigmatique, témoin célibataire de l ’absence de toute végétation. Mais à l ’abri des cheminées de refroidissement Doctor Faustus dessine des planches anatomiques inédites.
Tous ces éléments, par le parcours qu ’ils créent et par la grammaire bouleversante qui les organise, renvoient en quelque sorte au thème du labyrinthe. L ’exposition elle-même en évoque la forme. Mais le labyrinthe n ’est pas fait pour se perdre, il est une discipline, un organon mystagogique destiné à se trouver. Il est une métaphore spatiale de la connaissance, répondant aux interrogations dernières.
Au centre du Projet il y a le “ belvédère ”, au centre de l ’exposition il y a le Plateau. C ’est, enchâssée dans un vaste plateau de bois, l ’esquisse d ’une maison. Une structure, du travail d ’architecte, mais dépourvue de toit. De l ’intérieur sortent des tuyaux verts d ’arrosage. Dedans pousse une abondante végétation, qui donne l ’impression de déborder vers l ’extérieur. Ici encore les places sont inversées : la végétation est au cœur de l ’architecture. Esthétique des ruines ? Retour du romantisme ? Non pas. Seulement, mais c ’est tout l ’enjeu, une question insistante sur la construction du réel par notre imagination contemporaine. Philippe Lepeut a ouvert la boîte à images, en a fait un monde, et nous place, incertains, devant le jeu des retournements qui sont les tourments du savoir.