Germain Rœsz, Les lacets de l’eau et du feu, 2009

Les lacets de l’eau et du feu. L’air de rien et la nuit qu’on touche.
Germain Rœsz,
Texte publié dans Regioartline n°3.2009

« Le mot nuit est un mot que je mets contre la nuit »
Lambert Schlechter

Les lacets de l’eau et du feu. L’air de rien et la nuit qu’on touche.

À chaque fois se renouvelle l’approche d’une œuvre. Le regardeur fait un trajet qui évalue les parcours, les linéaments, les rhizomes. Comprendre l’œuvre de Philippe Lepeut c’est engager d’emblé un dialogue élevé, c’est pénétrer dans une constellation d’indices, de murmures, de recontextualisations, d’emprunts, de référents, et de partager une réelle humilité.

L’atelier.

Presque blanc. Une porte étroite. Un micro, une table, quelques photographies (certaines au sol), le poêle et une bûche qui y tombe tous les quarts d’heure. Une œuvre installée. Le monde extérieur est dans la seule présence intérieure. Le dialogue se joue dans une question permanente, jamais la même. Comment suis-je relié au monde ? Comment mon monde peut-il parler le monde ? Pour quelle obscure raison cela résonne-t-il comme une clarté ?

L’hétérogène génétique.

Cela convoque le souffle que les enceintes dupliques, ex-tendent, cela charge les crânes chargés, cela inventorie les collections, les repères, les archives, les livres.

Philippe Lepeut produit des vidéos, des photographies, des performances, des installations. Sa modernité ne tient pas à cela. Elle est plus profonde et chaque proposition est traversée des autres .
Les photographies de Philippe Lepeut relèvent du paysage . Elles fondent l’espace de l’horizon, l’espace de la mémoire et l’espace intérieur. C’est à partir de cela qu’on peut accrocher la signification. Et sûrement que cela s’amplifie dans le son qu’on perçoit, qu’on reçoit. Les photographies, composées , de l’artiste relèvent d’un silence et d’une voix qui grimpe. Ici l’espace est vraiment l’espace jusque dans la transparence et le luisant de la diapositive, des diapositives entassées. Jusqu’au livre de Philippe Jaccottet, paysage avec figure absente jusqu’avec Lévinas, jusque dans les papillons écartelés, c’est un instant d’entrée et de sortie continu, d’activation de l’intelligence, de la lecture des composants. Le regardeur s’interroge sur sa propre manière de poser la vie sur une table. Raum.
L’artiste est l’entomologiste de la mémoire collective. Rien n’a la linéarité que d’aucuns trouvent exemplaire. C’est un fil, ce sont des nœuds, ce sont des fils qu’il faut suivre : dévider et retrouver en des points improbables le paysage comme visage. C’est cela qui est véritablement l’œuvre. Les pinceaux rangés en attente de l’encre, la clé qui ouvre une porte dans l’atelier (les lieux sont bien réels), les mouchoirs en papier, le plastique bulle, les boites d’archives (qu’on ouvre, qu’on sait présentes, qu’on n’ouvre plus guère). La guerre naguère, mais encore l’ici et l’ailleurs comme soubresauts captés aux coins de l’univers. L’Atlas de Richter, références en vrac, à Joachim Montessuis , à Henri Chopin, à Warburg, à Damisch, à Hubert de Vries, à Segalen, à Thoreau, à Tarkovski, aux encres Pélikan, aux insectes. Ce n’est pas un inventaire. Il faut imaginer l’atelier comme un espace, un territoire où s’activent les desseins, les envies, les incompréhensions, les appréhensions.

Pour saisir au plus profond ce qui donne la mesure d’une œuvre il faut entrecroiser les ruptures dans la vie de l’artiste (Rome et l’Alsace ), les amitiés, le silence des lectures, le repli dans l’intériorité des signes et des formes, voire celui de la maison loin des bruits de la ville. Rendre intelligible au plus profond de soi ce qui importe dans l’art. Ce point de jointement, comme un mortier longtemps remué, longtemps coloré, longuement mesuré, est un point paroxystique, qui protège l’appareillage. C’est à la charnière que l’œuvre dénoue sa force.

La mort et le chariot de la technologie.

Un entassement de néons de chantier, aux fils apparents (aucun qui échappe), une vague de lumière dans l’alternance des embouts noirs, les câbles électriques, le jaune intense de la coloration chimique des prises en plastique, et sur l’ensemble flotte un crâne qu’une flèche de lumière transperce. Un crâne, vanité des vanités qui renvoie à l’origine comme toutes les origines renvoient à la fin .

Je trouve une incroyable réduction des moyens pour un intense ressenti (indéniablement c’est cela l’arc de lumière à la brève durée de la vie).
Les sons, la musique du corps, le souffle, un Oum continue, juste ça.
Les objets, les livres, les outils de la peinture, juste ça. Les effets du temps, l’usure que Philippe Lepeut ne considère pas comme un méfait , juste ça. Réduction des effets, énonciation sans fard, sans nostalgie, sans affectation, juste ça. C’est posé comme sur le précipice de la mémoire qui vacille. C’est retenu dans le glaçage du papier. Toute œuvre est un miroir de l’œuvre.

combien il était Un avec toutes ces choses là ;
car ceci : ces profondeurs, ces prairies
et ces eaux étaient son visage »>Ceux qui l’avaient vu vivant ne savaient pas
combien il était Un avec toutes ces choses là ;
car ceci : ces profondeurs, ces prairies
et ces eaux étaient son visage
Rilke

Portrait donc de l’enfouissement dans le sens, de la mutité du visible, du tout visible. L’Un qui compose notre visage et notre œuvre rendus au monde.
J’aime ce dialogue avec l’œuvre qui ne ferme aucune porte, qui, à chaque instant, déplace son propos parce que l’artiste ne cherche pas à achever la forme. J’aime cette impression de flottement où tout s’abandonne, où rien n’a de réponse fixe, mais où tout reconstruit l’incertain sens du monde.

La vie qui voyage.

On voyage parce que les circonstances conduisent sur certains chemins. On y fortifie cette identité que l’exigence constamment effrite. Philippe Lepeut tourne autour du cinéma depuis plus de trente ans. Il fixe le mouvement des outils modernes (flux , fils, trains qui défilent le paysage , voix qui s’emparent de l’espace), et plus encore il parle le temps qu’il comprime, qu’il extend (c’est ainsi que chacun vit l’expérience d’un temps différent et souvent multiple). S’empare, s’en pare et fait un rempart qui indique la part vraie du partage. Il fait un mouvement autour de l’image et dans l’image. La conscience de ce qui sépare lie.
On peut avancer que la notion d’impureté traverse son travail au sens de ne pas produire du style, cette question éculée. Il engage des formes différentes à se superposer, à se conjoindre, à se disjoindre. De ce mouvement comme forme naît la force du travail et la mise en cause du corps même de l’artiste. Performance sonore qui, dans un temps d’incroyable intériorisation (flux, ressac, ressentiment, ressenti), s’adapte aux existences construites (économie, géométrie, échanges sociaux).

Co-existences.

Sensibilité de l’azimut, toutes les cordonnées coexistent. De l’hétérogénéité à la coexistence où ce qui parle, ce qui trouve sa forme ou ne la trouve pas, où ce qui reste dans l’éphémérité de l’expérience s’indexe au plus profond. Je comprends l’œuvre et l’artiste comme la superposition d’un senti et d’un abandon. La brûlure du froid, la calcination du gel, et la fixité de la braise. Les contraires ici ne s’annulent pas, ils s’additionnent.
Une scénographie d’une grande complexité nous rapproche de ce qu’il faut bien nommer l’essentiel. J’ai une grande attention pour ces œuvres qui refusent l’orthodoxie des discours sur l’art, qui échappent aux imprécations du marché, qui s’isolent dans la perception au plus proche de la vie (la plante qui pousse, l’enfant qui sourit, la voix qu’on extirpe de soi). J’aime cette attention à la racine et au fruit (dans le même temps) et à l’énonciation qui peut bégayer, puis qui s’infiltre en chacun pour correspondre à ce qu’il faut bien reconnaitre comme un dialogue.

Curiosité comme pensée.

Le cabinet de curiosité est ici la chose métaphorique non d’une forme mais d’une pensée du monde où poésie et politique se conjuguent dans une collection toujours en mouvement. La chose et non pas les objets (qui ne présentent qu’eux-mêmes), la chose comme approche de soi et du monde, comme ce qui relie la chair et le corps du monde.
J’avais évoqué avec Philippe Lepeut l’idée d’une économie politique au sens où elle recentre sur l’individualité révolutionnaire , le partage du sensible et la quête du dessein (jamais fixe, jamais fixée). Je crois que quelque chose de ce type s’approche ici. Encore une question de jointement. Un portrait en somme du reliment des coexistences (chair, matière, flux, temps, arrêt, espace : l’humanité donc).

Germain Rœsz, janvier 2009

Notes :
1- Honda rouge et cent pigeon, Lambert Schlechter, p. 47, éditions Phi, 1994.
2- Philippe Lepeut a été peintre (et d’une certaine manière il l’est toujours par l’intérêt accordé aux figures, aux rendu, aux couleurs), puis il a fabriqué des espaces de (à) la visibilité de la peinture que le regardeur arpente (être dans le paysage représenté). C’est le lieu d’un échange permanent des choses et des êtres, des histoires et des desseins et c’est ainsi que son savoir aussi traverse les questions actuelles. On peut aussi voir dans sa quête une approche à la Bruce Nauman ou d’une autre manière, en moins systématique, celle de G. Richter.
3- D’abord du paysage même si elles procèdent de la nature morte.
4- Ce n’est pas une composition, c’est davantage un arrangement au sens de Satie.
5- Avec qui il crée « Phonom » un groupe orienté « son » au sein de l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg. Le nom Phonom comme un écart linguistique mériterait un arrêt : ce n’est pas le vrai nom, c’est à côté la source de lumière comme une phonogénie des rayons, et c’est plus loin le photon, quantum du champ électromagnétique. Circulation toujours.
6- Où il s’installe en 2002.
7- Ou encore dans une version chinoise : Toute fin mène au commencement.
8- Coexiste la beauté des robes des papillons que l’artiste collectionne et leur irrémédiable réduction en poussière. Chaque stade de la vie des choses et des êtres est le point final et nécessaire à retraduire l’œuvre.
9- Mort du poète dans les Nouveaux poèmes de Rilke. J’emprunte cette traduction à Michel Guérin dans Pour saluer Rilke, p. 71, Circé, 2008.
10- Il s’investit des années durant dans une émission de radio qui indique la pluralité des champs artistiques et des singularités qui se rencontrent dans notre région. Il fonde Ecart Production en 2003 (production et éditions de vidéo d’artistes). Il rencontre et collabore avec Pergolesi et Roux dans la Petite maison.
11- Je renvoie à sa série de photographies du paysage (« Atmosphère 1 ») faite à partir du train (série acquise par le musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.
12- Je pense à Alain Jouffroy.
13- Je pense à Jacques Rancière