Estelle Pietrzyk, Mots et Merveilles de Philippe Lepeut, 2015

MOTS ET MERVEILLES DE PHILIPPE LEPEUT
À propos de l’exposition Listen to the Quiet Voice au musée
d’Art moderne et contemporain de Strasbourg

Texte publié en 2015 dans le Catalogue Listen to the Quiet Voice.

« Ut pictura poesis »
Horace
« Don’t you wonder sometimes about sound and vision ? »
David Bowie

Tout part d’une phrase, rencontrée sur une carte retournée au hasard, tirée du jeu Obliques Strategies, forme de Yi King contemporain, créé en 1975 par deux artistes – un artiste du son, Brian Eno, et un artiste de l’image, Peter Schmidt – pour les artistes. Ces Stratégies obliques, sous-titrées « Plus de cent dilemmes qui en valent la peine », se présentent comme une technique de divination dont les injonctions ouvertes et polysémiques invitent ceux qui les consultent à prendre les chemins de traverse pour favoriser l’éclosion d’une œuvre. Dans le cas présent, le conseil livré par l’oracle à Philippe Lepeut constitue la pierre angulaire, non pas seulement d’une œuvre, mais de tout un projet. Ainsi se font parfois les expositions, du moins celles qui révèlent au moins autant une œuvre qu’une méthode de travail, sinon un credo. « Listen to the quiet voice » : telle fut la phrase qui semblait tout droit sortie d’un livre de Lewis Carroll qui fut retournée par Philippe Lepeut. « Écoute la petite voix » sera donc la recommandation à partir de laquelle non seulement il conçoit cette invitation au voyage, mais aussi celle qu’il indique au visiteur qui part à la rencontre de ses sons, de ses images et de ses objets, autant d’œuvres qui existent de façon indépendante et qui pourtant n’ont jamais semblé autant liées, accordées les unes aux autres que dans cette « musique pour les yeux 1 ».

« Je suis nombreux », répète à l’envi cet artiste polymorphe et esthète dont le travail d’éditeur (visible au sein même de l’exposition via un espace dédié à son label Écart Production) et de passeur nourrit une démarche qui, via le trait, l’onde ou le pixel constitue une œuvre qui brille d’une grâce discrète, non spectaculaire. Dans l’exposition Listen to the Quiet Voice, où le chemin prévaut sur un éventuel dénouement d’ailleurs inexistant, le promeneur s’attarde ou s’égare au gré des facettes que l’artiste consent à dévoiler. « Je suis nombreux », semble nous dire aussi l’autoportrait monumental que Lepeut prend soin de placer en ouverture de l’exposition ; l’œuvre revêt les apparences d’une affiche de cinéma, et pourrait, en effet, être celle d’un film de fiction. Œuvre-synthèse qui intitule aussi l’exposition, elle donne le ton de tout le projet et porte à son paroxysme une intertextualité que Philippe Lepeut développe depuis plus de trente ans dans ses travaux : le son (celui des mots qui se lisent comme un slogan, ici sous la silhouette de Lepeut, costume sombre et regard frontal, dans une posture qui n’est pas sans évoquer le Joseph Beuys déterminé de La Rivoluzione siamo noi) est inextricablement lié à l’image (ici, une photographie truquée dans laquelle le décor est un personnage en soi). Son et image, une fois de plus et comme dans l’ensemble du travail de Philippe Lepeut, ne sont ici que les signes d’une « dimension cachée », clef de voûte de cette oeuvre intranquille. Au milieu de cette armée en marche dont il fait lui-même partie (variation possible du « One of us » de Tod Browning ?), Lepeut avance et nous entraîne dans une exposition qui relève davantage de la mise en scène que de la scénographie.

L’exposition comme chambre des merveilles

Au sein du white cube du musée, Philippe Lepeut réunit éléments naturels bruts et artefacts qui, tous, valent non seulement pour leurs qualités esthétiques individuelles, mais aussi pour la résonance visuelle forte que ces harmoniques produisent une fois réunis. Pour Philippe Lepeut, la Beauté, baudelairienne et bizarre, est une quête consciente et assumée ; elle jaillira des mirabilia qu’il met en présence dans l’espace de l’exposition, espace devenu temporairement chambre des merveilles. À la façon des princes de la fin du XVI e siècle, l’artiste met en scène des œuvres-trésors, choses de la nature et choses de l’esprit, évoquant tantôt des microcosmes, tantôt des macrocosmes. En introduisant le son dans ce dispositif, Lepeut fait de la visite une expérience unique, différente pour chacun.
Le choix de voisinages inattendus mais non dénués de résonances (un crâne humain et un disque dur) apparaît comme une méthode de travail en soi, comme Lepeut se plaît à nous le faire croire dans les désordres artificiels des Atmosphères 2.0. Cette série de sept photographies, dont trois sont présentées dans l’exposition, invite le regardeur à partager l’intimité – savamment composée – de l’artiste : sur un plan de travail devenu tableau via une perspective redressée, on distingue, dans une mise en scène digne d’un tableau-piège de Spoerri, les « outils » de Philippe Lepeut : de l’attirail du peintre classique aux objets scientifiques, on voit ici réunis la technologie la plus sophistiquée et le minerai le plus brut, formant tous ensemble un vaste réseau de références interconnectées qui définissent une méthode de création rhizomique. Avec la grande horizontale formée par le bord de la table-tableau, Lepeut, lecteur de Haruki Murakami, bâtit une composition qui met à jour la coexistence d’un monde d’en haut et d’un monde d’en bas, aussi riches l’un que l’autre et abondamment interconnectés.
Les Atmosphères sont comme des cartes réunissant, pour qui sait les voir, tous les « trésors » sur une même image ; on retrouvera ainsi çà et là, en divers points de l’exposition, leurs composantes, isolées ou combinées avec de nouveaux éléments. On relève surtout, parmi les réseaux de câblages et les œuvres de quelques mains amies, la présence récurrente de pierres. Conçue en pleine « période lithique » de l’artiste, l’expositionn recèle de « petits cailloux » qui, tels ceux du conte de fées, jalonnent l’ensemble du parcours.

« Lorsque je regarde attentivement les pierres, écrit Roger Caillois, je m’applique parfois, non sans naïveté, à en deviner les secrets 2. » Lepeut, lui aussi, « cueille » les pierres que jamais il ne conçoit comme des inertes. Il les fait parler, dialoguer, les présente en majesté. Comme dans l’intimité des cabinets de lithophilistes de jadis, amateurs d’essences précieuses pour installer leurs trésors, Lepeut utilise bois de rose et bois d’ébène pour disposer les pierres des Reprises. Choisies peut-être pour leurs propriétés (ou leurs propriétaires ?), ces pierres sont également là du fait de leur histoire que seul l’artiste détient. L’œuvre s’éloigne ainsi de la planche de géologie pour se faire photo-souvenir, allusive et pérenne mais aussi imparfaite. Dans chaque Reprise figure en effet « une pierre indéterminée », intrus contemporain (l’un proche du polyèdre de la Melencolia, l’autre de l’objet scientifique) qui vient troubler l’harmonie tranquille de ces étalages naturels et introduire une part d’inexpliqué et d’artifice dans cet alignement silencieux.

Non loin de là se joue une autre mise en scène où le meuble revêt également une importance notable : la série des Dante. Ces six pièces photographiques, dont les contrastes accentués doivent davantage à l’histoire de la peinture classique qu’à celle de l’image reproductible, tirent notamment leur puissance visuelle de la présence de « boîtes », vitrines d’études du XIX e siècle comme en conservent les muséums d’histoire naturelle. La vitrine distancie tout en focalisant le regard ; grâce à elle, Lepeut sublime son sujet, entr’aperçu sous une autre forme dans les Atmosphères, à savoir une série de crânes d’étude. En accentuant le noir profond et la brillance des reflets ainsi qu’en choisissant un grain proche de la couche picturale d’une nature morte hollandaise, Lepeut revient à la peinture du XVII e siècle, de Lubin Baugin à Philippe de Champaigne ; en circonscrivant exactement son image à la vitrine, il travaille le cadrage ; en agençant les images en une certaine séquence, il travaille le montage. Peinture, photographie et cinéma se trouvent ainsi étroitement mêlés à la poésie, celle de l’auteur de L’Enfer qui donne son titre à la série. Lepeut, qui fait volontiers état de son attrait pour l’intermédia, réaffirme avec les Dante sa volonté d’échapper aux catégories généralement admises. Au fil de ces vanités contemporaines se jouent des scènes tragiques ou bouffonnes où les crânes, grimaçants ou hilares, se font personnages, héros damnés issus de l’un des cercles du poème de Dante. L’image, encore une fois, n’est jamais loin du mot. Tandis que derrière nous une voix résonne.

Au commencement était le Verbe

Si le son intègre l’œuvre de Philippe Lepeut à partir des années 1990, il ne s’impose pas comme genre exclusif mais vient en complément de ses autres pratiques artistiques. Dans Listen to the Quiet Voice, le son, en l’occurrence la voix, est véritablement la colonne vertébrale de l’exposition qui relie les œuvres entre elles, tout en plongeant, discrètement mais efficacement, « le promeneur » dans un espace-temps différent de celui qui précède la visite et de celui qui la suivra : cet « ici et maintenant » est celui de la fiction de l’exposition.
Trois haut-parleurs, en trois points stratégiques, chacun étrangement relié à une pierre, restent muets de longues minutes. Lorsqu’ils s’animent, ce sera pour prononcer un seul mot : « Silencio ». Ces trois syllabes deviennent le point de départ d’un voyage vers la fiction tant les voix qui le prononcent, toutes langues, genres et âges confondus, incarnent à elles seules une situation, un personnage, voire une œuvre entière. Le premier « Silencio ! » est un ordre, c’est la voix autoritaire d’un gardien de la chapelle Sixtine qui intime aux visiteurs l’ordre de faire le silence. On doit le deuxième « Silencio ! » à Fritz Lang, ou plus exactement au réalisateur dont il tient le rôle dans le film Le Mépris de Jean-Luc Godard : ce silence est celui qui précède le mot « action » sur un plateau de tournage. Le dernier est chuchoté de façon mystérieuse par une femme. Ce « Silencio » renvoie au club éponyme, lieu du rêve, du fantasme, du film Mulholland Drive de David Lynch. Ces « cris et chuchotements » vont nimber la totalité de l’espace de l’exposition, se faire entendre pendant la contemplation des œuvres, leur conférant une aura différente, aléatoire, la voix caressante pouvant rencontrer la photo d’un crâne, la voix autoritaire celle d’une aile de papillon, ce qui en transforme profondément la lecture.

Deux salles échappent à ce principe et sont dotées de leurs propres pistes de lecture. La première œuvre « à part » est C’est du vent, qui nous entraîne dans une pénombre où semble se déchaîner une tempête. Curieusement, rien de tout cela n’inquiète réellement, tant l’effet « rassurant » de la simple ampoule qui éclaire le centre de la pièce suffit à figurer l’idée de refuge, de matrice protectrice. Le vent n’est en soi ni visible ni audible, c’est seulement sa rencontre avec un obstacle qui permet d’en déceler la présence. Dans cette salle vide, les images mentales se succèdent et le visiteur se surprend à s’attarder, rêver à un bord de mer ; le bruit du vent est parfois si proche de celui du ressac. Capter l’impalpable, telle est la prouesse de cette œuvre qui, sans faire appel aux moyens de la peinture, y fait pourtant éminemment référence, rappelant l’art pariétal venu du souffle – le pneuma – des hommes apposant leurs mains sur les murs de grottes ou encore les rêveries de quelques peintres-promeneurs du XVIII e siècle :

« Nous devions rester spectateurs, écrit Claude Courtot 3 rapportant une promenade imaginaire de Hubert Robert et Joseph Vernet. C’étaient là des expéditions de peintres. Nous allions voir les couleurs à l’état libre, observer le vent rose dans les robes et vert dans les feuillages des arbres, le mouvement bleu des passants, les taches noires des chapeaux et jaunes des rubans, gaies comme des chants d’oiseaux, le bruit blanc des jets d’eau. Et le ciel comme un miroir. »
Un autre monde – Le Messager est l’autre œuvre présentée dans une salle en son propre. Vidéo montrée par le passé par Lepeut comme élément central d’un triptyque, elle est ici diffusée seule, en boucle, ce qui accentue son caractère hypnotique en dépit d’une banalité apparente. Un plan fixe, sans début ni fin, montre au ralenti une main qui fait tourner un stylo. La scène se reproduit encore et encore, sans changement, sans surprise. Pourtant, la contemplation de ce micro-événement répété à l’infini provoque sans tarder une impression étrange, voire inquiétante. Si le ralenti permet de saisir le ballet mécanique du jeu d’enfant, la bande sonore, également ralentie, qui accompagne la scène, oppose une succession de bruits énigmatiques. Le moindre choc revêt l’intensité d’un coup de tonnerre et le souffle – bruit blanc ? –, ponctué de fréquences très basses, qui accompagne l’image lui confère une nouvelle intensité dramatique. Invité par l’étrangeté du son à reconsidérer le caractère anodin du film, le spectateur peut alors s’essayer à une lecture moins littérale des images : qui délivre, qui reçoit réellement le message ? À y regarder encore et encore, le stylo en mouvement prend bientôt les allures d’un insecte en train de déployer ses élytres. Le pas vers l’entomologie est franchi, il trouve écho et résonance en plusieurs points de l’exposition, notamment avec la série Vivre avec.

À la perfection circulaire du tondo – où l’on perçoit, à nouveau, l’attrait jamais démenti de l’artiste pour la peinture classique – Philippe Lepeut allie la délicatesse de la texture poudrée d’une aile de papillon. Là où les plafonds renaissants montraient en majesté des scènes allégoriques, Lepeut saisit, via son objectif, ce que l’on ne voit jamais distinctement, car trop furtif. Ces détails agrandis d’ailes diaprées de lépidoptères ne sont plus que des motifs soyeux et nervurés, pures abstractions disposées en constellations irrégulières. Vivre avec ne vaut pas uniquement pour la satisfaction esthétique d’apprécier la beauté de ces « petites âmes vivantes 4 », elle creuse un peu plus profondément le sillon du langage dans l’œuvre de Philippe Lepeut. Après le silence, la voix, le vent et le bruit, voici mise en exergue l’importance du mot, en l’occurrence du mot juste : les éléments de Vivre avec sont tous suivis d’une appellation précise, latine (Melanargia occitanica, Aporia crataegi, Colias crocea…) désignant, sans confusion possible, un papillon précis. Voici donc une autre vocation du langage : nommer, pour distinguer et donner une existence propre. Ces images, possiblement illisibles à première vue, deviennent, à la lumière de leur titre, des témoignages précis d’observation, sans que l’on tranche définitivement sur l’origine du point de vue : le cercle parfait est-il celui d’un télescope ou d’un microscope ? Qu’importe si la vision est micro ou macro, les deux lectures se rejoignent dans les collections de Philippe Lepeut dont sont issus ces papillons, hôtes privilégiés de son Locus Solus. Le mot et le beau sont une nouvelle fois liés, revenant aux origines mêmes des premiers amateurs de curiosités dans la lignée desquelles s’inscrit Philippe Lepeut, à savoir ceux qui collectent les trésors et qui savent les nommer 5. Nommer n’est pas expliquer et Lepeut laisse dans sa création une place généreuse au non-dit, sinon à l’indicible. Cette « dimension cachée » constitue peut-être la part la plus personnelle de l’oeuvre de Lepeut, celle qui se dérobe au sens unique au profit d’une infinité de lectures.

Onde, fluide et eurythmie

« Malgré les règles techniques les plus sévères, la puissance créatrice amène à la création artistique comme un fluide mystérieux. La puissance de l’intuition n’est pas moins indispensable à l’art de l’avenir qu’à celui de notre temps. »
László Moholy Nagy, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie.

Le projet de l’exposition Listen to the Quiet Voice peut se lire comme une forme de réponse par voie d’œuvre au poème de Lamartine : oui, les objets ont une âme et Lepeut se charge de nous en donner, sinon la preuve, du moins le signe.
Des pierres de Silencio au stylo d’Un autre monde, les objets, minutieusement choisis, de Listen to the Quiet Voice ne sont pas inanimés mais actifs. Échappant à toute lecture exclusive (qui serait strictement scientifique, ésotérique ou plastique), ils dégagent « autre chose » ; leur place précisément choisie au sein de l’exposition de même que les liens qu’ils tissent les uns avec les autres sont propices à l’apparition d’images fortes.
L’œuvre On Air en est le témoin. La pierre de galène brillante disposée au centre de ce dispositif est belle en soi et pourrait constituer une sculpture à elle seule. Le choix de cette pierre spécifique renvoie aux origines de la réception des ondes radio (captées parla pyrite, au cœur des premiers postes à galène au début du XX e siècle), soit à la capacité de l’homme à faire voyager la voix via les ondes. En lieu et place de fréquences hertziennes, et c’est uniquement lorsque l’on fait silence que l’on peut l’apprécier, c’est la nature que nous percevons en tendant l’oreille : à la façon d’une radio passant de station en station, le chant de sauterelles, grillons et autres orthoptères s’échappe d’étranges pavillons à l’origine indéterminée (animale ? végétale ? artificielle ?). Les stridulations créent un décor, celui d’une prairie d’été invisible, qui semble à portée de main. C’est là la force de cette œuvre qui, sans être elle-même une image, se révèle porteuse de nombreuses images. Philippe Lepeut, artiste de la suggestion, multiplie les situations qui invitent le regardeur à explorer loin en lui-même pour rencontrer le fruit de son travail. Les moyens mis en œuvre sont souvent réduits sans pour autant être modestes ; ce sont, en effet, souvent de beaux objets, précieux pour certains, produits d’une technologie sophistiquée pour d’autres, qui sont placés au coeur du dispositif.
Une œuvre telle que Vogel – mi-pendule de Foucault, mi-pendule de radiesthésiste – combine une nouvelle fois le matériel et l’immatériel, réalité tangible et zone de doute propice à remonter de l’inexplicable à la surface : le matériel réside ici dans la beauté fascinante du cristal de roche taillé. Ses facettes changeantes, magnifiées par une lumière issue non pas du zénith mais du nadir, ont un pouvoir hypnotique tandis que le long filin d’acier ajoute une impression d’élévation et de légèreté (fictive car le cristal pèse en réalité plusieurs kilos). Ce « Vogel », oiseau dans l’espace ou Maïastra hiératique, oscille entre plusieurs pôles : la terre et le ciel, la science et l’occulte, la vie d’avant et la vie d’après de Marcel Vogel 6 auquel il emprunte – peut-être – son nom. Lepeut joue l’ambiguïté avec cette œuvre où la lumière diffractée renvoie autant aux sciences dures qu’à l’ésotérique, ainsi qu’à un univers de références plastiques qui irait de la Corbeille de verres et de vases d’orfèvrerie de Stoskopff à la pochette de l’album Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Autant de registres étrangers les uns aux autres, qui ont cependant en commun le fait de nécessiter une initiation spécifique pour être pleinement appréciés.
La première image de la Suite ouzbèque toute proche serait-elle une clef de lecture de Vogel ? La photographie ouvrant cette série qui en comprend vingt-deux montre une main tenant un cristal dont l’orientation dans un rai de lumière tend à en faire disparaître les contours. Son ombre diffractée semble plus dense que le cristal lui-même qui paraît, lui, « évaporé ». Intitulée Le Diffracteur, elle est la première « Image saisissante » de cette vaste composition construite comme une suite musicale dans laquelle chaque pièce instrumentale est jouée par un ensemble thématique. Sont ainsi « jouées » simultanément trois partitions comprenant chacune plusieurs photographies (avec un format par série) que l’artiste distingue ainsi : en haut, « Les Plans de coupe », scènes de vies et paysages agencés en diptyques saisis lors d’un voyage en Asie centrale ; en partie centrale, « Le Bord de choses » qui regroupe des traces, des empreintes, des ombres, autant de témoins attestant d’une disparition ; enfin, en bas, une ligne avec « Les Images saisissantes », au format le plus modeste, qui se présente comme une séquence qui allie mains et pierres dans une gestuelle énigmatique. La Suite ouzbèque s’étire sur près de douze mètres de longueur, elle constitue une invitation à appréhender dans une lecture simultanée plusieurs temporalités, plusieurs lieux, plusieurs échelles. Chaque image pourrait être le prétexte à un microrécit, mais Philippe Lepeut choisit d’éviter l’anecdote au profit d’un mur d’images simultanées comme des souvenirs qui se télescopent ou la page illustrée d’un moteur de recherche. L’effacement progressif des éléments de contexte (visages absents, personnages remplacés par des mannequins, paysages anonymes…), la mise en avant d’un détail (les gros plans des mains anonymes tenant les pierres), le livre que l’on ne peut pas lire, participent de cette mise en abyme de la photographie utilisée ici, non pas comme outil de saisie du réel, mais comme support possible d’une écriture poétique en images.Œuvre au format de la pellicule dont les « Images saisissantes » constitueraient la bande-son muette, la Suite ouzbèque est peut être à regarder non pas dans l’envergure qu’elle déploie, mais dans la profondeur et les prolongements qu’elle suggère : nombre des images qui la composent sont « sans fin » et l’on voit les rares personnages qui les habitent nous tourner le dos ou s’absorber dans un horizon infini, à la manière des héros de Caspar David Friedrich. Sous ces scènes silencieuses, une ligne de mains signe quelques rituels mystérieux : dans cette séquence digne d’une séance d’eurythmie, des mains présentent (ou dissimulent ?) des objets précieux. Si nous percevons l’élégance des gestes et la beauté des trésors déjà rencontrés ailleurs, le sens profond de cet étrange ballet nous demeure caché.

L’alpha de la Suite avec son cristal taillé était lié à la transparence, son oméga est tout l’inverse : c’est un écran, drive-in abandonné ou mur accidenté, surface opaque sur laquelle viennent se projeter des ombres. Entre les deux, séparés somme toute par une frontière ténue sinon inframince, Lepeut a proposé au visiteur de Listen to the Quiet Voice des voyages peuplés de fantômes, une promenade guidée par un « Livre imparfait ».

Épilogue

Tout est parti d’une phrase, rencontrée au fil de la lecture d’un roman de Jean-Jacques Schuhl 7 dans lequel il est question d’un auteur en mal d’inspiration à qui une âme bienveillante conseille d’utiliser Oblique Strategies pour l’écriture de son livre. Le conseil livré par le jeu à Schuhl lui-même, puisque c’est un roman à la première personne, fut « Listen to the quiet voice ». Ainsi se font les romans, parfois aussi les expositions, dont les auteurs – écrivain ou artiste – conçoivent leur oeuvre à la façon des Mille et une nuits, où aucun chapitre n’est plus important que les autres, où chaque élément de récit peut vivre seul mais dit tout autre chose une fois enchâssé avec le reste. Listen to the Quiet Voice est de ces expériences sensibles et sentimentales, qui suspendent le temps pour favoriser l’avènement d’un moment de rencontre épiphanique avec une oeuvre, semblable aux expériences racontées par Vladimir Nabokov, grand chasseur de papillons devant l’Éternel : « J’avoue ne pas croire au temps. J’aime à plier mon tapis magique, après usage, de manière à superposer les différentes parties d’un même dessin. Tant pis si les visiteurs trébuchent ! Et le moment où je jouis le plus de la négation du temps – dans un paysage choisi au hasard – c’est quand je me trouve au milieu des papillons rares et des plantes dont ils se nourrissent. Je suis en extase, et derrière cette extase, il y a quelque chose d’autre, qui est difficile à expliquer. C’est comme un vide momentané dans lequel s’engouffre tout ce que j’aime. Le sentiment de ne faire qu’un avec le soleil et la pierre. Un frémissement de gratitude envers qui de droit – envers le contrapontiste génial de la destinée humaine ou envers les tendres fantômes qui se prêtent à tous les caprices d’un mortel heureux 8. »

1 L’expression « Augenmusik » est celle de Thomas Mann à propos de L’Art de la fugue de Jean Sébastien Bach.
2 In Roger Caillois, Pierres, Gallimard, 1966, p.90.
3 Claude Courtot, Journal imaginaire de mes prisons en ruines, Hubert Robert 1793-1794, Éditions José Corti, 1988, p. 36.
4 « Seelentierchen » : ainsi Aby Warburg désigne-t-il les phalènes et papillons de nuit avec lesquels il « converse » durant son internement à la clinique de Bellevue de Kreuzlingen.
5 « Les mirabilia relèvent de la compétence de ceux que l’on nommait à Alexandrie, à Pergame, les philologues, les hommes du texte. » Patricia Falguières, Les Chambres des merveilles, Bayard, 2003, p. 10.
6 Marcel Vogel (1917-1991) est un chercheur connu pour ses travaux sur les quartz ayant conduit une carrière auprès de la société IBM avant d’orienter ses réflexions vers la lithothérapie.
7 Jean-Jacques Schuhl, Entrée des fantômes, Gallimard, 2010, p. 76-77.
8 Vladimir Nabokov, Autres Rivages, Gallimard, 1989, p. 120-139.