Eric Amouroux, entretien, 1994

Entretien
Eric Amouroux, Philippe Lepeut
In catalogue « Anne Barbier, Alec de Busschère, Philippe Lepeut »
Musée Municipal de La Roche-sur-Yon, 1994

Eric Amouroux : Tu insistes sur ton appartenance à la catégorie des peintres, malgré le fait que tes travaux utilisent essentiellement une technologie sophistiquée. Ne crains-tu pas que cette revendication, relative à la peinture et au statut de peintre qu ’elle implique, ne comporte un versant réactionnaire ?
Quand Picasso ou Derain, à l ’aube de la première guerre mondiale, prônent un retour aux valeurs traditionnelles de la haute culture, ils créent le mythe d ’un nouveau classicisme en mettant l ’accent sur une continuation de la peinture de chevalet. Cette insistance sur un modèle qu ’ils avaient peu de temps avant contribué à remettre en question montre la limite de la nouvelle valeur qu ’ils veulent bien lui attribuer pour sortir de l ’impasse de leur propre académisme. Une telle valorisation a posteriori laisse présager l ’épuisement de la signification historique de l ’œuvre. Je ne pense pas que ton œuvre pâtisse d ’une telle contradiction, mais ne peut-on déceler, dans tes propos, une idéalisation du métier de peintre ?

Philippe Lepeut : Je pense mes ouvrages à partir de la peinture et plus exactement dans une dualité peinture/tableau qui m ’a progressivement amené à poser le primat du lieu. Cela donne à ce que je fais un tempérament et une orientation où je tente d ’élargir ma prospection en introduisant dans la question centrale de la peinture des notions d ’installation ou d ’architecture ainsi que de nouveaux moyens techniques, la photographie numérique par exemple.
Maintenant je crois effectivement que je confère au statut du peintre une idéalité excessive. Sans doute est-ce la marque d ’une ancienne fascination pour Philippe de Champaigne, et plus tard à Rome, pour Hubert Robert.
Ce que tu qualifies d ’idéalisation du métier de peintre ne prend pas la forme, pour moi, d ’un retour à la peinture comme on l ’a vu dans les années 80, mais la nécessité d ’un attachement profond à une pensée plastique. Je sais aussi qu ’il est temps de se livrer plus généreusement (avec moins d ’entraves théoriques préalables) à une réflexion et une pratique de l ’image, et à ne pas hésiter pour cela à faire feu de tout bois.
Depuis 1987, j ’ai tenté de travailler la peinture en termes de principe. Mais avec la pièce présentée aujourd ’hui au Musée de La Roche-sur-Yon, j ’ai senti l ’urgence de le dissoudre et de le faire migrer dans une traduction plus large de l ’expérience. Je suis sensible aux élaborations spéculatives du monde, mais l ’intellection doit en passer par l ’expérience. En témoigne le Principe qui a transmuté en prototype, en machine de vision, où la figure se nomme Ectoplasme, et projette de voir le visible au-delà du visible.

EA : Peut-on interpréter ces architectures d ’images comme des montages au sens cinématographique du terme ? Je parle en termes de montages, car tu accordes une grande importance à l ’ordre et à la succession des différents plans que vont adopter tes images.
On pourrait aussi évoquer le montage qui a cours dans les années 20 : Hausmann, Heartfield, El Lissitzky, Rodtchenko, Senkine, etc.
L ’idée de montage suppose plus que la superposition ou le mélange de différents moyens artistiques, elle propose leur articulation. Articulation où se jouent différents effets de rupture entre les différents arts mis en présence. Quand j ’essaie de rattacher ta démarche à ce courant, j ’opère ce raccord en regard de celles qui, sans toujours revendiquer cette étiquette, appartiennent à la catégorie du post-modernisme. L ’esthétique du montage s ’est vue supplantée progressivement par une esthétique du métissage. Réflexions qui s ’appliquent à d ’autres disciplines comme la danse, le cinéma ou la vidéo.

PL : Evidemment je ne fais un usage littéral du texte, il n ’y a pas comme chez Heartfield un recours au slogan. L ’écriture n ’apparaît de façon aussi manifeste que dans les titres et les intertitres de Hausmann. Pourtant il semble que le sens est le vecteur primordial de mes agencements d ’images. À la rhétorique emblématique du collage des années 20, je substitue une poétique de l ’espace, où l ’image, sa segmentation, sa répétition et la différence dans cette répétition opèrent une forme de scansion de l ’espace, une compartimentation qui vient en quelque sorte lui donner une diction.
Je n ’ai pas pour autant d ’affinités avec l ’esthétique du collage. L ’espace de projection cinématographique me semble se constituer fondamentalement sur des images dans du temps qu ’organise une narration. Je conviens qu ’il y a de cela dans Ectoplasme : prototype, mais pour que les images se déroulent et deviennent lieu de projection, il faut que le corps s ’implique.

EA : Il n ’y a pas chez toi un mélange de la peinture et de la photographie qui supposerait une certaine nostalgie vis-à-vis de la première. Mais plutôt une interrogation critique sur les modalités actuelles de la perception visuelle.

PL : Ce qui me sépare du courant actuel des « photographes-plasticiens » et des « néo-pictorialistes », c ’est l ’enjeu que j ’attribue à ma démarche. J ’utilise la photographie comme un moyen d ’architecturer l ’espace. Et cette architectonique de l ’espace en passe d ’abord par une architecture de la photographie qui n ’a rien à voir avec l ’idée de sculpture. Je ne représente plus des choses mais des figures qui ne m ’appartiennent pas, des figures d ’expérience commune (ronds dans l ’eau, regarder passer les nuages, …). Ces figures impersonnelles me soulagent du poids narratif et libèrent les potentialités de la composition. Néanmoins si cela se vide en termes de choses, cela fait place à ce qui relève de l ’expérience individuelle. L ’œuvre devient l ’objet de l ’expérience. Les faits les plus simples peuvent être le point de départ d ’une pensée picturale. L ’ombre dans ce qu ’elle induit en termes de représentation est au cœur de la peinture. La photographie se constitue à partir de la lumière et de l ’ombre. La peinture se pense et se constitue depuis l ’ombre et se doit d ’inventer sa lumière.
La représentation reste une des enquêtes les plus stimulantes dans l ’élaboration des images.

EA : Comment situer Ectoplasme : prototype dans la genèse de tes créations, il semble que cette pièce représente une étape cruciale par rapport à l ’usage de certains matériaux et à la forme qu ’ils adoptent.
L ’usage de la photographie te permet d ’atteindre ce degré zéro d ’intervention, que tes œuvres présupposaient déjà mais ne radicalisaient pas, dans la mesure où elles réclamaient encore un minimum de choix, par rapport aux couleurs, aux mélanges, aux composants et aux proportions (pièces flottantes) ou à la transcription (grande photographie). Ici tout le travail consiste dans l ’agencement des différentes parties. C ’est dans leur écart, leur différence d ’espace, que se constitue ton travail.

PL : Ectoplasme : prototype est profondément autobiographique. Cette pièce qui se trouve être à l ’échelle de mon corps, dit indéniablement l ’ordre de mon rapport au monde, un rapport indirect semblable à l ’ombre portée.
Comme toujours des intuitions physiques sont à l ’origine et cela renvoie à des postures du corps. Je ne peux m ’empêcher de penser aux Trois Ombres, le groupe de trois hommes qui surmonte La porte de l ’enfer de Rodin. Les images sont des photographies de l ’atelier, et plus précisément l ’ombre portée d ’un « objet-frontière » fixé sur la verrière. Cette ombre a été saisie à divers moments de la journée, c ’est-à-dire en son déplacement et sa déformation dues à la course du soleil et au passage de l ’air. C ’est une façon métaphorique d ’envisager les rapports entre l ’atelier et le monde, entre l ’intérieur et l ’extérieur. Mais c ’est aussi le constat brutal, que la forme se constitue dans le déplacement et le passage. La construction me permet d ’envisager et de rétablir provisoirement un équilibre dans la disparité des espaces.
Cette « construction-architecture », par son élaboration intellectuelle et chiffrée, me permet de mettre à distance, ce qui dans l ’œuvre demeure trop subjectif. C ’est une des possibilités de refonder la peinture dans un lieu en termes de dynamique.
L ’architecture me semble être le réceptacle fondateur de la peinture et la référence à la fabrique où l ’on retrouve la présence de Hubert Robert, m ’évite l ’embarras de l ’installation.

EA : Tes images échappent à la représentation classique, elle ne réfère pas à quelque chose, dont il s ’agirait de traduire la réalité d ’une façon ou d ’une autre. Elle me semble être plutôt de l ’ordre d ’une présentation aléatoire d ’un réel dont la référence importe peu.
Tes images m ’apparaissent comme une sorte de trame, celle d ’un récit, dont elles ne seraient que le squelette. Une forme allégorique, qui s ’ordonne selon un principe (le hasard), dont tu organises, malgré tout, les différentes strates et la combinaison. À partir d ’une image aléatoire (ton choix semble plus dicté par le hasard que par une volonté nette de représenter quelque chose, même si l ’image de la fenêtre est peut-être une indication sur le statut de la peinture dans ton travail), tu organises les images selon une disposition asymétrique. Aux hasards de la symétrie, tu préfères un chaos organisé minutieusement par tes soins.
Une ambition paradoxale semble présider à l ’élaboration de ton travail : laisser jouer les aléas du hasard tout en intercalant ton projet et ta volition entre les interstices de sa représentation.

PL : Ce que tu nommes hasard prend, pour moi, la qualité de rencontres heureuses. C ’est par cette disposition d ’ouverture que des images me sont données. Lorsque je suis arrivé à Rome, j ’ai remarqué que la verrière de mon atelier se projetait sur le mur opposé. C ’était d ’une beauté merveilleuse et si proche de Grande nymphe (1989) et de Transfert (1990). Ce grand atelier vide était déjà habité par ce qui anime mes enquêtes, la projection de la verrière préfigurait les Agrégats et Ectoplasme : prototype. La verrière organise une étonnante symétrie entre Transfert et Ectoplasme. Mais à la symétrie de l ’ordre classique je préfère l ’ouverture et l ’abîme du baroque où seule la structure offre des possibilités de récurrences symétriques, (et cela revient à l ’architecture) pendant que le décor (statuaire et peinture) vient déjouer cette symétrie.

EA : Tes images pourraient être appréhendées comme la forme allégorique d ’un récit qui s ’ordonne selon plusieurs principes aléatoires (ce fameux hasard, mais il faudrait voir ce que recouvre ce terme pour toi), dont tu organises les différentes strates et les combinaisons.
Comme si tu tentais de substituer à l ’entropie un ordre qui s ’institue naturellement, à partir d ’un désordre véritablement culturel.

PL : Je suis très intéressé par l ’entropie, parce qu ’elle est au cœur de la théorie du trou noir, mais aussi parce que nous l ’expérimentons quotidiennement. Nous sommes soumis à sa loi. Enfant je faisais un rêve cauchemardesque qui revenait sans cesse et me plongeait dans un profond désarroi. Dans ce rêve, je conduisais un char tracté par des chevaux, la route était extrêmement lisse, sans le moindre cahot, mais plus j ’avançais, et plus la voie devenait chaotique, jusqu ’à n ’être qu ’un immense enchevêtrement de roches rendant impossible toute progression, et dont le désordre avait un caractère terriblement oppressant. L ’œuvre d ’art me semble être le meilleur baume sur la blessure vive de l ’entropie.