Elisabeth Milon, le peintre, le jardin et la centrale, 1997

“Le peintre, le jardin et la centrale”
Elisabeth Milon & Philippe Lepeut, d ’après un entretien,
in catalogue “ Lepeut, Molina, Rouvillois ”, publié par le centre d ’art de Rueil-Malmaison, 1997.

Paysages

Philippe Lepeut parle : peintre, il me dit l ’avoir tout d ’abord été en des termes ou des outils plus directement identifiables, attaché alors à la question du tableau. Puis il a choisi de déplacer les fondements de sa pratique en partant d ’un préalable spéculatif pour ordonner et acheminer l ’expérience de l ’objet. C ’est ce qui a présidé, en 1990, à la naissance des Principes, protocoles régulateurs de mise en œuvre des images et de leur matérialité, organisant une production “à flux tendu”, et faisant naître des familles d ’œuvres similaires dans leur constitution mais garantissant la singularité de chaque élément qui les forme. Leurs images conduisent une esthétique du paysage dont le vocabulaire jusqu ’alors teinté de rousseauisme (les nuages, le fleuve) s ’ouvre aujourd ’hui à des paysages plus techniques et d ’une beauté moins “convenable” : ceux qu ’organise, par exemple, une centrale nucléaire ou que fabrique un plan d ’aéroport ou d ’échangeur autoroutier.

1. L ’allégorie du jardin.

Dans la Chine traditionnelle, le jardin était une modélisation des paysages de l ’Empire. C ’était une métaphore du politique et du pouvoir central, confondant en un même objet la réalité paysagère et sa cartographie. Je suis un peu comme le prisonnier qui, dans sa cellule, cherche à reconstituer la totalité du monde. Mais ce n ’est pas le monde alors qui est convoqué, c ’est sa représentation. L ’idée du jardin est emblématique de ma manière de penser et métaphore de ma solitude, celle qui habite, peut-être encore plus particulièrement le peintre.
Je cherche à construire un espace du dedans de la peinture : être dedans et non plus devant. C ’est pourquoi ma peinture se manifeste dans une sorte d ’enflement du tableau pour s ’inscrire plus avant dans l ’espace et le construire. Une exposition n ’est jamais pour moi une succession de tableaux mais une totalité, comme un dedans à l ’intérieur duquel on va se déplacer, où le regard va tourner.
De la même façon, les images des Oculi ou des Paysages intermédiaires sont en flottement, enserrées dans l ’épaisseur des couches, quelque part au milieu d ’un bloc qui se serait solidifié comme une eau gelée. Il suffit que le regard soit un peu oblique pour qu ’elles projettent leur ombre sur le fond ; qu ’il jauge sa distance pour qu ’elles se cristallisent ou se dissolvent. Ces peintures travailleraient l ’interstitiel.

2- Du sublime lié à l ’affect.

Le jardin a, dès l ’origine, entretenu des relation très étroites avec la peinture à travers notamment la fabrique et l ’utilisation de la perspective. Cette intimité s ’est développée de façon magistrale aux 17ème et 18ème siècles avec les personnalités de Le Nôtre et de Robert. Leurs réalisations, alliant architecture et jardin, engageaient des expériences esthétiques où se mêlaient le politique, le philosophique et l ’émotionnel. Mon désir n ’est pas de reconduire ces formes qui avaient une justesse et une excellence à leur époque. Il m ’importe aujourd ’hui de trouver ce qui dans le paysage peut faire sens et qui pourtant échappe le plus souvent à la représentation. Une centrale nucléaire est de cet ordre et il me plaît qu ’elle contienne une contradiction dont je ne sais pas si elle est résoluble : son danger potentiel et sa nécessité. Je suis contraint de déplacer cette question sur le terrain de l ’esthétique car la centrale est, pour demain, un monument organisateur d ’un nouveau paysage dont on ne peut nier ni refuser l ’existence.
Dans les tableaux de Poussin, la sérénité n ’est souvent qu ’apparente : un serpent vient de mordre, un château au loin brûle, un éclair zèbre le ciel. Quelque chose gronde toujours quelque part. Dans la plénitude d ’un site, la figure de la centrale, est ce signe du trouble et de l ’inquiétude qui sont le propre, peut-être, de notre relation au monde.
“Irreprésentable, le sublime l ’est, cela signifie qu ’il ne sera représentable ou plus précisément assignable (mis en signes ou convoqué dans les signes) que par ses
effets : l ’approche du sublime ne peut être que pragmatique et cette pragmatique sera d ’abord et essentiellement une pathétique. L ’effet sublime est l ’affect, la rencontre du réel (…).” Louis Marin, Le sublime classique : les tempêtes dans quelques paysages de Poussin, in Traverse n°5/6, 1976.

3- Du transport et des flux.

Je m ’intéresse actuellement aux tracés autoroutiers et en particulier aux échangeurs, aux plans des aéroports (pistes d ’atterrissage, voies de circulation,…), aux usines de recyclage et enfin aux centrales nucléaires. Ces quatre motifs condensent les principes qui fondent mon travail : ceux de la transformation et du flux. Ils structurent le paysage local tout autant que le paysage planétaire (pour paraphraser Gilles Clément). Ils se donnent comme de nouveaux “lieux communs”, des modèles propices à actualiser la figure du jardin, celle mettant en évidence les espaces de l ’émotionnel, du politique et du philosophique. L ’aéroport, par exemple, est un lieu du transport, de l ’échange et de la “dépense”. Il est une sorte de paysage en hypertexte. On part d ’un point pour arriver à un autre, structuré de façon identique et selon les mêmes codes. De même que son tracé contient en germe l ’idée du jardin, les échangeurs autoroutiers proposent des principes décoratifs.
Toutes ces figures restent aussi liées à la pensée de l ’accident, entretiennent un “grondement”.

4- De l ’insaisissable.

“Tout, sauf exception, est nuage. Tout fluctue. Ça fluctue… Le rationnel est lacunaire, une crête, un sommet, un effet de bord. Quelque ultra-structure qui émerge temporairement du blanc nuageux… Le plus probable c ’est le désordre. Le désordre est presque toujours là. C ’est-à-dire nuage ou mer, orage et bruit, mélange et foule, chaos, tumulte.” Michel Serres (La Distribution) cité par Gilbert Lascault dans les Écrits timides sur le visible.
Ainsi en irait-il des images de nuages et de rivières. Passées au tamis de la numérisation, elles semblent se déréaliser, appelant les figures d ’une réalité tout aussi fluctuante, fragile ; elles tentent de saisir ce qui, par essence, serait l ’insaisissable : le flux, le mouvant, ce point ténu d ’équilibre entre ce qui est en passe de prendre forme ou déjà se défait, glisse, instable : ce léger tremblement des choses.