Catherine Grout, quelque chose gronde, 2000

« quelque chose gronde »
Catherine Grout
Sélestat-Paris, décembre 1999 -juin 2000
In Warf 02, pp 76-81, édité par le CAC de Basse-Normandie, 2001

événement sonore
Une des premières impressions ressenties par À Contre Champs est celle de la proximité des images projetées, comme s’il n’y avait pas d’espace pour que je sois en distance, pour que je puisse m’abstraire de l’espace de représentation et être spectatrice. D’emblée, je suis prise dans le dispositif et, gênée, je ne sais pas où me mettre. Plus exactement, ici, il n’y a pas de place pour que je sois spectatrice, pas de fauteuil, pas de coussin et pas de recul. Est-ce une manière de faire en sorte que je sois, ainsi que les autres personnes présentes, dans l’installation ? Avant même notre adhésion à la représentation, ici nous sommes par nos sens et notre corps avec ce qui se passe. La projection emplit le mur face à l’entrée. Nous voyons un ciel bleu. L’image est presque seulement une couleur. Parfois quelque chose traverse le champ, (oiseau, nuage, avion). En fait, comme l’indique le titre de l’œuvre, s’il se passe quelque chose, cela ne sera pas là, devant nous, mais autour de nous. D’ailleurs, nous n’occupons pas l’espace seul, nous sommes entourés par des sons. Ceux-ci s’étaient déjà fait entendre avant même que je sois dans la chambre sombre. J’ai d’abord perçu un grésillement qui m’évoquait l’été. M’approchant, j’ai ressenti une vibration venant de l’œuvre, comme si une de ses boîtes était emplie d’insectes . Les sons s’échappaient en autant d’infimes particules, traversaient les parois, emplissaient l’espace, rebondissaient sur les murs. Dans la chambre, ils sont plus concentrés. Surtout, ils sont diffusés dans notre dos lorsque nous regardons la projection, ce qui a pour effet d’accentuer encore notre immersion dans l’espace de représentation.
Le film vidéo projeté est l’image du ciel sans indication de saison ou de lieu, et s’il n’y avait pas par moment quelque chose qui passe nous ne saurions pas si l’image est fixe. À la différence de la célèbre série d’Alfred Stieglitz des années 1920 intitulée Équivalents, la représentation du ciel détachée de tous référents n’est pas là pour évoquer la qualité plastique d’une image. Nous ne sommes plus au temps du débat entre figuration et abstraction, lorsque le statut de l’image photographique était en question. L’origine de l’œuvre est pourtant une question posée par Philippe Lepeut à la peinture, lorsqu’il s’est demandé si celle-ci pouvait être enveloppante, si nous pouvions en faire l’expérience non plus en étant face à elle mais en elle . L’installation, avec ses trois volumes successifs, la projection et la bande son est l’expérience du champ ou plutôt des champs. Champ coloré, champ de vision, champ de présence, champ dans lequel l’enregistrement des insectes a peut-être été fait. L’origine n’est pas l’histoire du cinéma et son hors-champ (même si elle n’est pas ignorée). La recherche est devenue celle de la multiplicité des champs qui se chevauchent, se croisent ou s’ignorent, dans l’accord et l’indépendance de l’image et du son, du visible et de l’invisible, quand on relativise la prévalence de la vue sur les autres sens.
La bande son, mixée par Vincent Epplay, est construite à partir d’enregistrements de grillons et de sauterelles, de survol d’avions et de voix d’aiguilleurs du ciel américains. Elle est conçue à partir de plusieurs temporalités qui construisent une sorte de dramaturgie. Des sons plus ou moins répétitifs (insectes) sont ponctués de sons qui adviennent, qui passent et s’effacent. Par ailleurs, les voix qui ont été transmises par radio, apportent un autre espace imaginaire, un autre trajet. La dramaturgie offre une complexité auditive qui va au-delà d’une simple opposition entre des sons “naturels” et des sons de moteur ou de voix. Elle joue avec des directions, des effets de passage latéral, des épaisseurs ou des échos.
L’événement survient et se développe par les sons et leur co-présence avec une image ; il est dans notre écoute quand nous regardons ou que nous nous approchons de l’œuvre, lorsque des sons se distinguent, se détachent ou s’accordent ensemble dans le même espace-temps. Qu’entendons-nous ? Qu’allons-nous voir ? Parce que nous entendons à un moment donné le bruit d’un avion, allons-nous regarder différemment le bleu du ciel ? Allons-nous ressentir la brutalité des contrastes ? Que faisons-nous dans cette petite chambre dans laquelle la contemplation de l’azur est offerte et refusée en même temps ?

Paysage
Cette œuvre est une mise en situation critique de nos sens, une réflexion sur l’actualité de notre rapport au monde qu’il soit ou non « naturel », ainsi qu’une double réflexion sur le paysage et sur sa représentation. Une des définitions couramment donnée du paysage est celle de l’horizon avec le ciel et la terre. Certains auteurs insistent sur la séparation, d’autres sur l’articulation ou bien sur l’accord. Chaque fois, la définition du paysage est différente. Avec À Contre Champs, l’horizon n’est pas représenté, seulement le ciel. Le sol (la terre) est quant à lui suggéré autant par notre propre position (nous sommes debout regardant le ciel dont l’image a basculé de 45 degrés), que par les sons des insectes qui évoquent un champ sous le soleil d’été. Si l’on pose que le paysage est évoqué avec plus de force et d’amplitude par la représentation de la lumière que par des formes, une structure (composition horizontale) ou une couleur, il l’est aussi par la résonance que des sons trouvent en nous lorsqu’ils provoquent l’expérience de l’ouverture. Celle-ci nous advient dans l’accord de nos sens. Le chant des grillons nous fait ressentir par la mémoire de notre corps la chaleur de l’été, le ciel dégagé nous ouvre l’espace à l’infini, et le tout nous apporte les senteurs de l’herbe jaunie sous le soleil et peut-être l’odeur du macadam ramollissant.

le bruit des choses
Dans son roman Le Grondement de la montagne, Kawabata fait intervenir une myriade de sons. Leur entente est ce qui associe au moins deux personnes dans le partage du même événement, et ce qui les lie individuellement au monde. Les sons entendus sont divers, parmi eux, une catégorie semble plus importante que les autres, celle des « bruits de choses », (monooto). Les bruits de choses surviennent. Leur origine n’est pas humaine, ils se caractérisent par une indétermination de leur cause, ainsi nous ne pouvons pas leur attribuer un sens . Leur impact profond touche ceux qui les entendent sur un mode indépendant de l’analyse sémantique. Les premières notations sont le crissement d’une cigale, des gouttes de rosée qui tombent, puis « soudain, le grondement de la montagne parvint jusqu’à Shingo » . Ce grondement, qu’il est seul à entendre, l’inquiète comme un avertissement de sa propre mort. La gamme des sons, bruis, cris et voix que le vieillard perçoit est extrêmement étendue. Parmi eux : « Un avion militaire américain passa, volant bas. Surpris par le vrombissement, le bébé leva les yeux. L’appareil restait invisible mais sa grande ombre se dessina sur le versant de la colline, puis disparut — si tant est que c’eût été vraiment son ombre. Le bébé devait la voir. Les yeux innocents brillants de surprise émurent soudain le vieil homme. « Cette enfant ignore ce que sont les bombardements. Il y en a maintenant beaucoup, n’est-ce-pas, qui ne les ont pas connus » .
Le bruit de l’avion demeure en certains endroits du globe celui qui annonce l’imminence du danger, la mort et la destruction. Pour ceux qui ne vivent plus sous les bombardements, il continuera de les évoquer tant que la mémoire sera vive. Depuis la seconde guerre mondiale, ce bruit-là rappelle et signifie qu’un seuil a été franchi et que nous ne pouvons plus vivre comme avant . Dans ce court passage, Kawabata dissocie la vue de l’avion de son écoute, c’est le bruit de l’avion qui donne sa présence et qui domine, envahissant la totalité de l’espace. L’ouïe, par rapport à la vue, fait peut-être plus ressurgir le souvenir et l’émotion. Est-ce dû au fait qu’elle n’opère pas de mise à distance comme peut le faire la vue ? Avec À Contre Champs, le paysage se dilate dans la lumière d’un jour d’été jusqu’au moment où nous entendons le passage d’un avion. Sa vue, quant à elle, (qui n’aura pas lieu au même moment, les bandes son et image n’étant pas en coïncidence ) ne bouleverse pas le sens du paysage, on voit un tracé linéaire blanc, un dessin éphémère et maintenant familier dans la profondeur du bleu. L’événement est bien du côté de l’irruption des sons, ainsi que dans leur manière propre d’être là qui fait que nous ne pouvons pas tous les entendre de la même manière. Ceci n’est pas dû au fait que nous savons très bien distinguer et reconnaître des sons d’insectes, des voix ou des moteurs, mais que le bruit d’un avion à réaction ne pourra pas nous ouvrir au monde. Si vraiment nous laissons notre corps entendre ce bruit, sans le rattacher à une origine et à une manifestation visible, il génère une inquiétude, que nous connaissions ou non l’Histoire. Il se distingue de tous les autres, peut-être parce qu’il se produit par l’accélération d’un corps telle que celle-ci le dissocie de la temporalité du monde, le bruit étant celui des moteurs ainsi que celui de l’arrachement aux lois physiques qui pourrait s’apparenter à un déchirement de l’air . Avec un tel bruit, l’azur ne peut composer un monochrome intemporel propice à notre contemplation et à un oubli de notre situation et de notre époque. Parallèlement, nous éprouvons que l’existence du paysage est passagère et fragile, tout comme la nôtre.

tension
Le bleu de Projet pour un jardin avec ficus est, cette fois, horizontal, matière colorée et surface froide. À la Chaufferie de Strasbourg et au centre d’art contemporain de Basse-Normandie, l’œuvre, un ensemble de plaques de verre posé à quelque distance du sol, prend presque tout l’espace de la salle d’exposition . Soit, étant disposée parallèlement aux quatre murs, nous pouvons circuler autour d’elle, soit s’avançant de biais, elle nous bloque en grand partie l’espace. Dans un cas, nous pouvons l’appréhender en tous les sens, et même par au-dessus en une vue plongeant depuis la mezzanine, dans l’autre cas, nous nous sentons presque de trop. La différence est importante, en particulier pour notre perception. L’atmosphère est plutôt calme à la Chaufferie, nous sommes conviés à contempler la surface bleue parsemée régulièrement de trous desquels se détachent, semble-t-il aléatoirement, des ficus (ficus bushy king) . L’œuvre est une vaste étendue silencieuse et paisible. Au centre d’art, l’atmosphère est sèche . L’éclairage brutal intensifie la sensation minérale venant du verre. L’effet optique d’éloignement dû à la couleur bleue est ici accentué, créant un monde étrange, dans lequel l’humain ne serait pas inclus. L’artificialité du site créée est telle que l’apparence des ficus en devient ambiguë. Nous ne pouvons pas savoir s’il s’agit de plantes ou de copies en plastiques (le ficus a d’ailleurs été choisi parce qu’il est un arbre domestiqué, une « plante image », comme le dit Philippe Lepeut, fabriquée en grande série et vendue en supermarchés). Cette fois, la contemplation est encore en position critique. Nous ne nous sentons pas à l’aise dans la salle, ressentant une violence contenue.
On pourrait presque croire qu’il ne s’agit pas de la même œuvre. La tension qui se crée entre les deux versions exprime sans doute une des origines de son œuvre telle qu’elle se révèle dans sa fascination pour le mythe de Robinson Crusoé, pour l’expérience d’un lieu sauvage qui n’existe en fait que dans notre pensée, nos rêves et nos représentations. Ce lieu inventé a souvent la forme d’une île. Le projet pour un jardin avec ficus est comme une île qui flotte, qui n’est pas localisable (donc utopie) et qui est plus une question qu’un point d’ancrage ou d’arrivée. Île et jardin peuvent être associés, en tant que création d’un lieu à part, soit entouré d’eau, soit enclos, chacun représentant un monde idéal . L’autre équivalent est la bibliothèque, lieu de tous les savoirs, lieu qui contient le monde. Dans cette fascination, deux pôles s’attirent et se repoussent, celui d’un monde sauvage, d’un temps pré-historique, et celui du langage, de la représentation et de la maîtrise.
L’image projetée du ciel ainsi que les plaques de verre évoquent des mondes lisses. Nous avons maintenant au fil de l’interprétation, trois manières d’apparaître de ces mondes. Il peut être perturbé en son idéal par l’irruption de bruits, parfois il recueille les reflets des fenêtres et de la lumière, ou bien il ne semble pas humain, monde clos, à part, où nous ne pouvons pénétrer. La surface picturale dans ces deux œuvres est associée à la couleur bleue, qui, traditionnellement, est celle de la pureté et de l’infini. Plutôt que de se complaire dans cet idéal, Philippe Lepeut le met en crise. Il lui associe des plantes au statut ambigu, il introduit le doute sur la représentation, par l’irreprésentable (comment le paysage se déploie avec tous nos sens et ne se réduit pas à une image), ou bien par l’inconfort. La tension au sein de la représentation qui nous met en position délicate, est tournée vers l’idéal, vers l’œuvre, ainsi que vers le monde auquel ils renvoient. En plusieurs de ses œuvres, Philippe Lepeut montre à quel point des pistes d’atterrissage ressemblent au dessin de parterres géométriques de jardins à la française. À la Chaufferie, le dessin au mur de l’œuvre intitulée Projet pour un jardin avec Acherontia atropos, Strasbourg (memento mori) est le tracé de l’aéroport de Strasbourg en 1977. Celui-ci est retravaillé dans l’esprit néo-plasticien avec l’ajout de couleurs et en tenant compte des deux fenêtres ainsi que de leurs structures. L’Acherontia Atropos est un papillon, le sphinx à tête de mort. Il est ici épinglé sur le mur, créant une ombre au-dessus du tracé, comme en bout de piste. Ailleurs, trois buis seront taillés en forme de cheminée de centrale nucléaire (Bruits du buis exposée à Rueil Malmaison en 1997).
La tension provient de sa réflexion sur le jardin, le paysage et sa représentation, ceux-ci ne pouvant initier la réconciliation des contraires (nature – culture). Pour lui « quelque chose gronde toujours quelque part. Dans la plénitude d’un site, la figure de la centrale est ce signe du trouble et de l’inquiétude qui sont le propre peut-être de notre relation au monde » . Si nos sensations stimulent notre conscience, à chacun d’entre nous de savoir entendre ce qui est un bruit de choses, ce qui est un produit de nos technologies ou ce qui est un fantôme abrité au fond de nous .

passages dans le champ
Non loin de Projet pour un jardin avec ficus est montrée une vidéo. À la Chaufferie, elle est placée sur la mezzanine, et au centre d’art, dans un renfoncement. Ceci permet de l’entendre sans la voir. La bande son n’est pas composée comme celle diffusée dans À Contre Champs. Elle correspond cette fois aux sons enregistrés en même temps que les images et sont diffusés en coïncidence. J’entends d’abord des bruits que je distingue peu les uns des autres. Ils apportent à la salle une présence sans narration, sans contenu, un peu comme les bruits que l’on perçoit lorsqu’une fenêtre est ouverte dans une agglomération. M’approchant, le brouhaha se fait plus intense et l’origine des sons commence à se reconnaître. L’œuvre est l’enregistrement visuel et sonore de ce qui entoure une personne en train de filmer. La caméra fait le tour montant et descendant du proche au loin et vice-versa, captant un alentour sans fixer quoi que ce soit de particulier qui introduirait une hiérarchie de sens ou de valeur. Cette vidéo de 15 mn s’intitule Paysage intégral. Elle comprend quatre moments mis bout à bout, chacun ayant été filmé en un endroit différent et tous ayant en commun la présence de l’Ailantus altissima swingle qui fait le lien. Cette plante venue de Chine prolifère dans les zones non entretenues, — celles qui ne sont pas des jardins, qui assemblent ce qui pousse, ce qui est porté par le vent, ce que nous laissons tomber, comme autant de fragments d’une histoire qui n’a pas d’ordre de lecture —, et Philippe Lepeut l’étudie depuis quelques années. Les quatre emplacements sont des positions stratégiques qui montrent à un moment, dans le balayage de la caméra qui tourne, quelque chose structurant le paysage et lui donnant son actualité. Nous voyons à l’écran, des cailloux, des plantes et détritus, le bord d’une autoroute, des arbres, une usine de recyclage d’ordures ménagères, le ciel, une centrale nucléaire, du macadam et enfin les pistes d’un aéroport. Quelque chose passe dans le champ et introduit une tension. Le grondement n’est pas loin.